Depuis longtemps je savais qu’un événement inconcevable allait arriver. Puis, un été chassant l’autre, une langueur s’est installée. À présent, me voici étrangement calme. Mais il faut commencer au début…
J’ai vécu longtemps à l’écart du monde. Heureuse atmosphère de l’école, bavardages incessants, rires, rêves, désirs partagés. J’ai souffert de quitter mes parents. Ensuite, j’ai aimé cet enseignement magique, tous les récits merveilleux, les histoires qu’on nous raconte, bien réelles et la musique. La musique est comme la rêverie, la pensée, un supplément d’âme, un univers où se déploie, libre, convulsive, passionnée, la beauté du monde. Où elle passe à travers le corps.
Ici, le temps n’est jamais froid, les étés brûlants mais les murs épais apportent une bienfaisante fraîcheur, ondulations du vélarium sous le vent tiède. Et la terre regorge de fruits délicieux.
Ma mère jouait de la harpe avant que je m’endorme, ses mains étaient des mouettes, un battement d’ailes. J’apercevais la mer et la côte en échancrures, les oliviers pâles sur la terre rouge, les grenadiers, les lilas et les sycomores en taches plus sombres sur l’horizon. J’aimais ce dialogue des couleurs, le vol désordonné des papillons et les senteurs fuchsia de l’été.
J’ai vécu dans cette école à l’abri de la misère du monde. Étrange et sculpturale paix. J’ai lu, des années durant, les vieux textes, écouté les légendes, les vertigineuses épopées, les témoignages de mes ancêtres, leurs voyages merveilleux.
Sur cette mer qui n’en est pas une, les nuits de lune, j’aimais glisser sur une barque et rêver, aux étoiles. Flotter sur l’onde comme un nénuphar, une fleur de lotus détachée du monde mais pourtant reliée à lui. Je me sentais vide, mais mon corps et mon âme étaient un seul désir.
Étais-je différente ? Parce que je comprenais, acceptais ce que d’autres refusent, trouvant une harmonie là où règnent désordre, lâcheté, jalousie ? Je voyais cette noirceur s’emparer des âmes, la vérité dissimulée derrière les apparences. Alors que la terre est un jardin, que l’homme a tout pour être heureux, il se précipite tête baissée dans les turpitudes et la violence. Un voile tantôt léger ou lourd recouvre la vie. Je ne pouvais plus le supporter.
Un jour, j’ai quitté l’école. J’avais changé mais il n’était pas encore temps. Je me marierais, mais mon destin irait bien au-delà des conventions du temps, je le savais. J’étais inquiète, et au contraire, cette rencontre a confirmé ma bonne étoile. La simplicité de mon mari, son humilité m’ont touchée. Je lui ai parlé de mon désir. Il m’a écouté avec attention, essayé de comprendre, pouvais-je en attendre plus ?
Les jours passaient. Au fur et à mesure, ma conscience se fortifiait, le futur se dessinait. Pourtant, rien ne serait facile. L’idée de traverser la douleur, la souffrance, d’un passage, était maintenant en moi.
Hier, le soleil s’est couché dans un crépuscule grenat. L’horizon semblait pris de folie, un trou béant dans lequel j’ai eu envie de me noyer. Ce matin, il s’est levé pâle et fuyant. Avec cette atmosphère neigeuse du début du printemps, où tout semble ouvert, où les rêves s’envolent comme la brume dans le vent, plumes, plumes légères, virevoltant, attirées par le ciel.
Quand l’ange est arrivé, je jouais de la musique et le reste de ma vie est devenu musique. Je tenais entre mes mains le monde entier. Il avait suffit d’une parole…
© Raymond Alcovère