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Langue des signes française versus français signé

Publié le 16 septembre 2012 par Stéphan @interpretelsf

Il y a dix mois, j’écrivais un article intitulé “interprète versus interface” où je disais tout le mal que je pensais de ces derniers notamment en raison du flou entourant leurs activités ainsi que sur leur absence de cadre déontologique. On va retrouver cette même opposition dans ce billet mais via la linguistique.

Interpréter un discours oral vers une langue des signes (française, espagnole, japonaise…) ne signifie surtout pas remplacer un mot par un signe à toute vitesse. Ce serait un travail fastidieux voire impossible et la langue des signes perdrait son statut de langue pour devenir un simple langage (comme le morse ou le sémaphore) puisqu’il ne s’agirait alors que d’effectuer du transcodage (1 mot = 1 signe). Bien sûr le discours ainsi traduit en signes (mais non en LSF) serait incompréhensible.
Cela signifierait aussi qu’il y a toujours un signe équivalent à un mot. Or ce n’est pas le cas comme nous l’avons vu précédemment avec les néosimismes.
En outre les langues des signes possèdent leur propre syntaxe qu’il convient de respecter lors du travail de traduction comme pour tout autre langue orale, par exemple l’ordre des signes a une importance particulière.

Certaines combinaisons linguistiques sont plus difficiles à traduire que d’autres du fait de leurs différences structurelles. C’est le cas par exemple du couple allemand-français : l’allemand aime bien placer son verbe d’action à la fin de sa proposition. L’interprète qui veut traduire vers le français doit donc attendre la fin de la phrase pour commencer à la traduire d’où un décalage entre le discours et sa traduction.

C’est aussi le cas pour l’interprétation du français vers la LSF (et inversement). On considère que la langue française a pour ordre canonique le système SVO, c’est-à-dire sujet-verbe-objet.
La langue des signes suit généralement l’ordre OSV (objet-sujet-verbe). En langue des signes, l’action se met en fin de proposition et les données temporelles et spatiales plutôt au début de celle-ci. C’est d’ailleurs logique car nous sommes en présence d’une langue visuelle qui doit d’abord préciser quand (ou sur quelle durée) se déroule l’action, où elle a lieu, quels en sont les protagonistes et enfin que font-ils ?
Par exemple la phrase en français : “Pierre et Paul se sont rencontrés hier dans la cour de l’école” deviendrait en langue des signes française : “hier dans la cour de l’école Pierre et Paul se sont rencontrés”.
La différence syntaxique est donc évidente. C’est pourquoi si en français, l’objet vient à la fin d’une phrase alors que l’interprète doit le placer en début d’énoncé en LSF, il devra nécessairement apprendre à décaler pour respecter la grammaire de la langue cible. Un minimum de temps (en moyenne une ou deux secondes) est nécessaire pour que l’interprète ne se fasse pas piéger par une interférence linguistique.

Une personne qui n’a pas appris à respecter ce décalage ne peut produire une langue des signes respectueuse de sa grammaire. Elle commet alors ce qu’on appelle du “français signé” l’utilisation de signes de la LSF ordonnés selon la syntaxe linéaire de la langue française.
Le “français signé” est né de la rencontre entre des sourds signeurs et des entendants ou des devenus sourds utilisant la parole et en difficulté pour épouser la pensée syntaxique de la LSF. C’est une sorte de “bricolage” de communication qui permet de se faire comprendre de personnes sourdes peu à l’aise avec la langue parlée.
Avec cette forme de pidgin, il n’y a plus de nuances, d’utilisation de l’espace de signation ou d’expressions du visage comme en LSF. Pour compenser ces manques, on sera amené à épeler beaucoup de mots en dactylologie, à créer des mots artificiels ainsi qu’à “sur-labialiser”. La phrase est souvent très longue, visuellement surchargée et fatigante.
Malheureusement mon expérience personnelle me permet d’affirmer que 90% des interfaces et autres médiateurs entendants auprès de la communauté sourde sont persuadés de s’exprimer en LSF alors qu’ils ne produisent qu’un pauvre français signé peu compréhensible pour les sourds.

Afin d’illustrer mes propos voici un exemple visuel que j’ai trouvé dans le mémoire de recherche (format PDF) de Claire Luce (2005) qu’elle a rédigé pour l’obtention de son DFFFSU Interprète LSF/Français.

Elle nous propose la phrase en français :
” j’aimerais aller me promener, pourrais-tu me prêter ton vélo ? ”

La traduction en français signé serait la suivante :
/JE/ /AIMER/ /ALLER/ /MOI/ /PROMENER/, /PEUX/ /TOI/ /PRÊTER/ /TON/ /VÉLO/ ?

En langue des signes française la traduction donnerait :
(/JE/) /ENVIE/ /PROMENER/, /VÉLO/ /TON/ /PRÊTE/ /PEUT/ (/TOI/)?

(les signes entre parenthèses ne sont pas systématiquement ajoutés, le locuteur peut en faire l’économie).

Pour plus de clarté, je reproduis ci-après les 2 dessins de Claire Luce.

En français signé :

Langue des signes française versus français signé

En langue des signes française :

Langue des signes française versus français signé

C’est évidemment plus clair, plus joli, plus concis.

On comprend aussi que l’interprète doit attendre la fin de la phrase pour savoir que l’objet convoité est un vélo qu’il va placer au milieu de sa traduction vers la LSF.

Cet exemple simple, qui mériterait sans doute d’autres commentaires, fait logiquement apparaître pourquoi apparaître quelques signes de LSF ne suffit pas pour être un interprète efficace contrairement à ce que pensent certains ou certaines.



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