Dans les premiers poèmes du livre, qui datent de 1962, on
remarque une forme de surréalisme froid, comme par défaut, dans lequel les
images se font distantes et louches. Puis le ton devient carrément
hostile : « Si une licorne surgit / je devrai la tuer ». On peut
rapprocher ces vers de cette déclaration de Charles Reznikoff :
« Ainsi, nous possédons un très bel extrait d’Archiloque qui décrit une
jeune fille marchant, les cheveux flottant sur les épaules. Cela m’aurait paru
idiot qu’on la comparât à une biche ou à toute autre chose1 ».
Mais la langue de Faverey est plus ambiguë que celle des objectivistes. Il n’y a
plus « aucune entente » entre les mots et ce qu’ils désignent :
« les mots // ne touchent vraiment rien. ». L’objectivité du langage
y apparaît comme une autre illusion. S’ils sont parfois assez hermétiques, les
poèmes de Faverey ne sont pas pour autant fermés sur eux-mêmes : ils sont
organisés en séries et ont cette rapidité qui leur donne le pouvoir de ne pas
se solidifier. Leur forme est à la fois provisoire et définitive : alors
que le langage hésite et tâtonne, on sent toute la confiance qu’il a dans sa
position : « Peu de ratures. / Peu d’ajouts. ». Le poème a sa
propre « personnalité », mais surtout, il ne parle de rien. Faverey s’explique assez clairement là-dessus
lorsqu’il dit « Quand j’écris par exemple un homme marche sur une montagne
et que je l’écris à la machine à écrire, je ne le vois pas. Je fais un
poème, bien sûr, pas une peinture. ».
L’artiste conceptuel John Baldessari tentait, dans une vidéo aujourd’hui célèbre, d’apprendre
l’alphabet à une plante verte (Baldessari
Teaching a plant the alphabet, 1972). Dans le poème Man & dolphin – homme & dauphin, un homme tente d’apprendre
le mot « balle » à un dauphin. Le registre de l’homme est celui du
dressage : « Tu dois dire « balle ». / Dauphin, dis
juste balle. / B-a-l-l-e : balle. Hé, // dauphin, dis juste une fois
« balle ». ». L’absurdité de la situation met en évidence
l’inadéquation entre sens et langage, auteur et lecteur : le dauphin parle
son propre langage, il est vain d’essayer de lui faire parler notre langue (ou
plutôt l’une de nos langues, car le poème est écrit en anglais et en
néerlandais, ce qui renforce l’incongruité de la scène). Nous pouvons tout au
mieux jouer à la balle avec lui. Man & dolphin a donc quelque chose
d’un hommage moqueur aux démonstrations logiques de Wittgenstein ou à celles de
la linguistique (Le mot « chien » ne mord pas etc.). Il se présente
comme une fable sans morale, une variation sérielle autour d’une proposition
incohérente. Il nous rappelle aussi qu’en tant que lecteur, nous ne devons pas
chercher à comprendre le poème, à le faire parler, mais seulement à échanger
quelque chose avec lui.
La poésie de Faverey procède d’une double méfiance envers les images et les
théories linguistiques (dont il utilise le potentiel mais raille l’absurdité
scientifique), mais elle semble naître d’une confiance accordée au langage.
Elle se forme autant par associations que par dissociations d’idées, oscille
avec beaucoup de grâce entre formalisme pur et dur et « formes
personnelles ». Quand il écrit : « Je transfère mon nord // vers
le sud-est.», on voit bien comme il fait de l’acte d’écrire (de haut en bas et
de gauche à droite) un déplacement géographique. Cette image de la page comme
carte est très présente dans le livre. L’écriture a lieu sur ce plan :
« Je n’admets pas d’autre espace / que celui-ci ». Le poème est cet espace
entre-deux, un lieu de feed-back entre travail représentatif et travail
métalinguistique « L’un l’autre // se corrigeant continuellement ».
Cette volonté de se placer dans le
langage fait toute la force (et la beauté) de cette poésie inimitable.
[Hugo Pernet]
1Cité par Emmanuel Hocquard dans sa préface à Tout le monde se ressemble, Une anthologie de poésie contemporaine,
P.O.L, 1995.
Hans Faverey, Poèmes (1962.1968.1972).
Traduit du néerlandais par Erik Lindner et Éric Suchère (Théâtre Typographique,
2012).