
Jean Siméon Chardin (Paris, 1699-1779),
Jeune dessinateur, c.1738
Huile sur panneau, 21 x 17,1 cm, Fort Worth, Kimbell Art Museum
Le hasard des parutions discographiques fait parfois bien les choses en conduisant à des confrontations passionnantes. Il y a quelques mois, je rendais compte ici du troisième et sans doute ultime enregistrement de la Messe en si mineur par Philippe Herreweghe, fervent serviteur, depuis plus de 40 ans, de l’œuvre de Johann Sebastian Bach, sans savoir qu’aujourd’hui se présenterait une réalisation d’un ensemble de la nouvelle génération des musiciens baroques, Pygmalion, dirigé par un autre fin connaisseur de la musique du Cantor de Leipzig, Raphaël Pichon, qui entend jeter sur cette partition un regard renouvelé.
Missa 1733, le titre peut surprendre qui ne serait pas familier avec la genèse de ce que les éditeurs du XIXe siècle ont nommé Hohe Messe in h-moll (Grand’ Messe en si mineur) et dont l’état définitif de 1747-49 ne doit pas faire oublier qu’elle est le fruit d’au moins deux stades d’élaboration antérieurs. Le premier morceau qu’a composé Bach est le Sanctus, écrit pour la Noël 1724, puis vint, neuf ans plus tard, le couple Kyrie – Gloria élaboré conformément au modèle d’une messe brève luthérienne, dont il laisse quatre autres exemples (BWV 233-236), mais traité avec une amplitude inaccoutumée. C’est cette Missa, ainsi que l’intitule le compositeur sur la page de titre autographe conservée à la Sächsische Landesbibliothek de Dresde, en deux parties qui est l’objet du disque de Pygmalion.
« J’offre avec la plus profonde dévotion à Votre Royale Majesté le présent exemple de la science que j’ai pu acquérir
dans la musique (…) Depuis quelques années, j’ai eu et j’ai encore la direction de la musique dans les deux principales églises de Leipzig, situation dans laquelle j’ai subi divers affronts
immérités et, en outre, la diminution des accidentia attachés à ces fonctions, chose qui cesserait si Votre Majesté me faisait la grâce de me conférer le titre de membre de la chapelle
de Sa cour et ordonnait qu’un décret fut publié à cet effet par les hautes autorités compétentes. (…) » Le 27 juillet 1733, Bach accompagne l’envoi de sa Missa d’un placet adressé
au prince-électeur de Saxe, Frédéric Auguste II, qui avait accédé au pouvoir quelques mois plus tôt, le 1er février 1733, à la mort de son père, Auguste II dit le Fort. Ce court
texte est particulièrement intéressant, car il nous renseigne sur les motivations qui ont conduit à la composition d’une œuvre aussi singulière pour son époque.
Il n’est pas surprenant, dans ce contexte, que le regard du compositeur tende à se porter vers d’autres horizons, en
particulier vers Dresde, dont Auguste le Fort avait fait une capitale artistique, au sein de laquelle catholiques et protestants cohabitaient sans problème, au rayonnement rien moins
qu’européen, en particulier dans le domaine musical, puisqu’elle accueillait certains des virtuoses les plus renommés de leur temps, les violonistes Pisendel et Veracini, les flûtistes
Buffardin et Quantz, le luthiste Weiss, pour ne citer que quelques noms. Bach connaissait la cité de l’Elbe, où il se produisit en septembre 1725 et 1731 à l’orgue de Sainte-Sophie dont son
fils, Wilhelm Friedemann,
Lorsqu’on lit le livret d’accompagnement de cet enregistrement, on se dit que Raphaël Pichon, qui le signe, et ses musiciens
de Pygmalion (photographie ci-dessous) n’ont rien laissé au hasard pour mener à bien leur projet de restitution de la Missa de 1733. Qu’il s’agisse de la version utilisée, en
l’occurrence celle de la nouvelle édition critique publiée par Bärenreiter en 2010, des effectifs instrumentaux et vocaux, ou de la réalisation du continuo, tout a été mis en œuvre pour se
rapprocher le plus possible de l’esprit d’une éventuelle exécution dresdoise de la partition. Le résultat, en dépit de quelques réserves sur lesquelles je reviendrai, est quelquefois surprenant
mais toujours d’une tenue impeccable et porté par un enthousiasme absolument indiscutable. Il faut saluer le travail de réflexion effectué sur les tempos – le Kyrie I, pris molto
adagio, impressionne par son caractère marmoréen tout en conservant une vraie pulsation, le Domine Deus est véritablement chorégraphique –, sur les équilibres et les couleurs, qui
donne à l’ensemble une indéniable unité et beaucoup de personnalité – on est heureusement très loin ici des versions indifférentes que l’on rencontre encore trop souvent –, mélange de fougue et
de raffinement tant instrumental que choral, parfaitement mis en valeur par une prise de son très réussie d’Hugues Deschaux et Aline Blondiau, alliant transparence et présence.
En dépit des quelques réserves que j’ai pu émettre, il me semble que cette Missa 1733 est une réalisation qu’il convient de connaître et qu’aucun véritable amateur de la musique de Bach ne saurait négliger. Espérons qu’en dépit d’un minutage plutôt chiche, compte tenu de l’état actuel du marché du disque, il sera fait bon accueil à cette lecture toujours passionnante et maîtrisée, quelquefois jubilatoire, qui laisse espérer que Pygmalion, après s’être intéressé à son premier état, gravera l’intégralité de la Messe en si mineur, œuvre sur laquelle il semble avoir des choses à nous apprendre.
Eugénie Warnier, soprano I, Anna Reinhold, soprano II, Carlos Mena, alto, Emiliano Gonzalez Toro, ténor, Konstantin Wolff,
basse
Pygmalion
Raphaël Pichon, direction
1 CD [durée totale : 51’11”] Alpha 188. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Kyrie : Christe eleison
Sopranos I & II
Gloria :
2. Gratias agimus tibi
Chœur
3. Domine Deus
Soprano I, ténor
Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :
Bach: Missa 1733 | Johann Sebastian Bach par PygmalionIllustrations complémentaires :
Anton Raphael Mengs (Aussig, 1728-Rome, 1779), Frédéric Auguste II, prince-électeur de Saxe et roi de Pologne sous le nom d’Auguste III, 1745. Pastel sur papier, 55,5 x 42 cm, Dresde, Gemäldegalerie Alte Meister
Page de titre de la Missa de 1733. Dresde, Sächsische Landesbibliothek – Staats- und Universitätsbibliothek, Mus.2405-D-21
La photographie de l’ensemble Pygmalion, prise durant les sessions d’enregistrement de la Missa 1733 est d’Étienne Gautier, utilisée avec autorisation.