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La tentation de Dresde. La « Missa 1733 » de Bach par Pygmalion

Publié le 21 septembre 2012 par Jeanchristophepucek
jean simeon chardin jeune dessinateur

Jean Siméon Chardin (Paris, 1699-1779),
Jeune dessinateur
, c.1738

Huile sur panneau, 21 x 17,1 cm, Fort Worth, Kimbell Art Museum

Le hasard des parutions discographiques fait parfois bien les choses en conduisant à des confrontations passionnantes. Il y a quelques mois, je rendais compte ici du troisième et sans doute ultime enregistrement de la Messe en si mineur par Philippe Herreweghe, fervent serviteur, depuis plus de 40 ans, de l’œuvre de Johann Sebastian Bach, sans savoir qu’aujourd’hui se présenterait une réalisation d’un ensemble de la nouvelle génération des musiciens baroques, Pygmalion, dirigé par un autre fin connaisseur de la musique du Cantor de Leipzig, Raphaël Pichon, qui entend jeter sur cette partition un regard renouvelé.

Missa 1733, le titre peut surprendre qui ne serait pas familier avec la genèse de ce que les éditeurs du XIXe siècle ont nommé Hohe Messe in h-moll (Grand’ Messe en si mineur) et dont l’état définitif de 1747-49 ne doit pas faire oublier qu’elle est le fruit d’au moins deux stades d’élaboration antérieurs. Le premier morceau qu’a composé Bach est le Sanctus, écrit pour la Noël 1724, puis vint, neuf ans plus tard, le couple KyrieGloria élaboré conformément au modèle d’une messe brève luthérienne, dont il laisse quatre autres exemples (BWV 233-236), mais traité avec une amplitude inaccoutumée. C’est cette Missa, ainsi que l’intitule le compositeur sur la page de titre autographe conservée à la Sächsische Landesbibliothek de Dresde, en deux parties qui est l’objet du disque de Pygmalion.

« J’offre avec la plus profonde dévotion à Votre Royale Majesté le présent exemple de la science que j’ai pu acquérir dans la musique (…) Depuis quelques années, j’ai eu et j’ai encore la direction de la musique dans les deux principales églises de Leipzig, situation dans laquelle j’ai subi divers affronts immérités et, en outre, la diminution des accidentia attachés à ces fonctions, chose qui cesserait si Votre Majesté me faisait la grâce de me conférer le titre de membre de la chapelle de Sa cour et ordonnait qu’un décret fut publié à cet effet par les hautes autorités compétentes. (…) » Le 27 juillet 1733, Bach accompagne l’envoi de sa Missa d’un placet adressé au prince-électeur de Saxe, Frédéric Auguste II, qui avait accédé au pouvoir quelques mois plus tôt, le 1er février 1733, à la mort de son père, Auguste II dit le Fort. Ce court texte est particulièrement intéressant, car il nous renseigne sur les motivations qui ont conduit à la composition d’une œuvre aussi singulière pour son époque.

anton raphael mengs frederic auguste II auguste III
Il est certain que sa première décennie passée à Leipzig n’a pas dû laisser un souvenir impérissable à Bach, dont la nomination au poste de cantor ne s’est effectuée, faut-il le rappeler, que par défaut, puisque les autorités de la ville auraient souhaité qu’il échût à Telemann ou à Graupner et s’étaient même tournés vers des musiciens de moindre renommée avant de finalement se décider pour lui en 1723. En termes de conditions de travail, de rémunération et de prestige social, les fonctions occupées par Bach à Leipzig n’étaient pas loin de représenter une régression si on les compare à ce qu’il avait connu auparavant dans des cours certes petites, mais soucieuses de vivre selon un certain raffinement, et, en dépit de ses multiples activités de compositeur et d’organisateur de la vie musicale, tant à l’église qu’à la tête du Collegium musicum, des affrontements avec les autorités municipales qui l’employaient ne tardèrent pas à se produire ; dès l725, le cantor en appelle directement au prince-électeur de Saxe pour régler un litige afférent à son traitement à l’université, bravade qui n’est évidemment pas de nature à disposer favorablement ses patrons à son égard. Les tensions s’exaspèrent tant et si bien que Bach, accusé de « ne rien faire », d’être « incorrigible » et « d’accumuler les plaintes » contre lui, est réprimandé par le conseil municipal et voit son salaire diminué par une décision du 2 août 1730, ce qui le porte à s’ouvrir, quelques mois plus tard, à son ami Georg Erdmann de sa volonté de trouver un autre emploi. L’arrivée d’un nouveau recteur à la tête de l’école Saint-Thomas, à la fin de la même année, va apaiser les choses, du moins pour quelques années.

Il n’est pas surprenant, dans ce contexte, que le regard du compositeur tende à se porter vers d’autres horizons, en particulier vers Dresde, dont Auguste le Fort avait fait une capitale artistique, au sein de laquelle catholiques et protestants cohabitaient sans problème, au rayonnement rien moins qu’européen, en particulier dans le domaine musical, puisqu’elle accueillait certains des virtuoses les plus renommés de leur temps, les violonistes Pisendel et Veracini, les flûtistes Buffardin et Quantz, le luthiste Weiss, pour ne citer que quelques noms. Bach connaissait la cité de l’Elbe, où il se produisit en septembre 1725 et 1731 à l’orgue de Sainte-Sophie dont son fils, Wilhelm Friedemann,

bach missa h moll partition dresde
deviendra titulaire en juin 1733. Le cantor a-t-il réellement songé à aller chercher meilleure fortune à Dresde ? Si on ne possède à ce sujet aucune preuve documentaire, rien n’autorise à exclure complètement cette éventualité. Un décret du 19 novembre 1736 le nommera « Compositeur à la Chapelle de la Cour Royale » de Frédéric Auguste II, soit plus de 3 ans après l’envoi de la Missa, mais l’affaire en restera là. Toujours est-il que l’on peut affirmer que le Leipzigois a mis dans sa partition tout ce qui était susceptible de flatter le goût dresdois, puisque l’on y retrouve une palette de styles extrêmement large, allant du stile antico d’une sévère solennité (Kyrie II) à des parties clairement inspirées par l’opéra italien dont Dresde était toquée, comme les duos du Christe ou du Domine Deus que leur limpidité d’écriture désigne comme d’esthétique « galante », ainsi que nombre d’exemples d’écriture concertante, pour la flûte (Domine Deus), le violon (Laudamus te), le basson ou le cor (Quoniam tu solus sanctus). Mais là où un compositeur moins bien doué aurait pu produire une œuvre au caractère de mosaïque, Bach se distingue par un souci supérieur de l’unité, fondant d’un geste large (Kyrie I) et ferme des éléments a priori disparates en un tout d’une absolue cohérence.

Lorsqu’on lit le livret d’accompagnement de cet enregistrement, on se dit que Raphaël Pichon, qui le signe, et ses musiciens de Pygmalion (photographie ci-dessous) n’ont rien laissé au hasard pour mener à bien leur projet de restitution de la Missa de 1733. Qu’il s’agisse de la version utilisée, en l’occurrence celle de la nouvelle édition critique publiée par Bärenreiter en 2010, des effectifs instrumentaux et vocaux, ou de la réalisation du continuo, tout a été mis en œuvre pour se rapprocher le plus possible de l’esprit d’une éventuelle exécution dresdoise de la partition. Le résultat, en dépit de quelques réserves sur lesquelles je reviendrai, est quelquefois surprenant mais toujours d’une tenue impeccable et porté par un enthousiasme absolument indiscutable. Il faut saluer le travail de réflexion effectué sur les tempos – le Kyrie I, pris molto adagio, impressionne par son caractère marmoréen tout en conservant une vraie pulsation, le Domine Deus est véritablement chorégraphique –, sur les équilibres et les couleurs, qui donne à l’ensemble une indéniable unité et beaucoup de personnalité – on est heureusement très loin ici des versions indifférentes que l’on rencontre encore trop souvent –, mélange de fougue et de raffinement tant instrumental que choral, parfaitement mis en valeur par une prise de son très réussie d’Hugues Deschaux et Aline Blondiau, alliant transparence et présence.

pygmalion raphael pichon etienne gautier
Réunissant nombre de talents prometteurs ou confirmés de la jeune scène baroque, l’orchestre et le chœur se montrent brillants et homogènes, pleins de fraîcheur et très attentifs aux volontés de leur chef qu’ils relaient sans faillir. Du côté des solistes, les choses sont un peu moins égales et si la soprano Eugénie Warnier offre un timbre lumineux et épanoui, celui d’Anna Reinhold manque d’un rien de fluidité et de présence (et l’on se pose quelques questions en découvrant qu’officient dans le chœur une Zsuzsanna Tóth ou une Dagmar Saskova, très appréciées comme solistes ailleurs), tandis que le ténor Emiliano Gonzalez Toro tire le meilleur parti de sa voix plutôt légère, que le contre-ténor Carlos Mena, sans doute moins « angélique » que certains de ses confrères, livre un Qui tollis réellement émouvant, et que Konstantin Wolff se montre une basse pleine de noblesse, mais parfois déstabilisée par le tempo adopté dans le Quoniam. Maître d’œuvre de cette lecture, Raphaël Pichon dirige ses troupes avec une intelligence que nul ne songerait à contester, y compris si certaines de ses options, comme la présence d’un théorbe dans certaines parties – sa présence dans l’effectif de l’orchestre de la chapelle dresdoise n’est pas un gage de la réalité de son emploi dans la Missa, mais force est de reconnaître qu’elle ne choque pas dans le Domine Deus et que Thomas Dunford y est excellent –, peuvent paraître discutables ; elles sont assumées avec conviction par un chef dont on goûte également ici les capacités à faire sonner son orchestre et surtout son chœur avec une clarté polyphonique saisissante et qu’on aimerait juste par instants un peu moins soucieux de prouver la validité de ses choix. Son interprétation ne manque, en tout cas, ni de rayonnement, ni de panache que des écoutes successives n’entament pas.

En dépit des quelques réserves que j’ai pu émettre, il me semble que cette Missa 1733 est une réalisation qu’il convient de connaître et qu’aucun véritable amateur de la musique de Bach ne saurait négliger. Espérons qu’en dépit d’un minutage plutôt chiche, compte tenu de l’état actuel du marché du disque, il sera fait bon accueil à cette lecture toujours passionnante et maîtrisée, quelquefois jubilatoire, qui laisse espérer que Pygmalion, après s’être intéressé à son premier état, gravera l’intégralité de la Messe en si mineur, œuvre sur laquelle il semble avoir des choses à nous apprendre.

bach missa 1733 messe si mineur pygmalion raphael pichon
Johann Sebastian Bach (1685-1750), Missa 1733 (version primitive de la Messe en si mineur, BVW 232)

Eugénie Warnier, soprano I, Anna Reinhold, soprano II, Carlos Mena, alto, Emiliano Gonzalez Toro, ténor, Konstantin Wolff, basse
Pygmalion
Raphaël Pichon, direction

1 CD [durée totale : 51’11”] Alpha 188. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Kyrie : Christe eleison
Sopranos I & II

Gloria :
2. Gratias agimus tibi
Chœur
3. Domine Deus
Soprano I, ténor

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

Bach: Missa 1733 | Johann Sebastian Bach par Pygmalion

Illustrations complémentaires :

Anton Raphael Mengs (Aussig, 1728-Rome, 1779), Frédéric Auguste II, prince-électeur de Saxe et roi de Pologne sous le nom d’Auguste III, 1745. Pastel sur papier, 55,5 x 42 cm, Dresde, Gemäldegalerie Alte Meister

Page de titre de la Missa de 1733. Dresde, Sächsische Landesbibliothek – Staats- und Universitätsbibliothek, Mus.2405-D-21

La photographie de l’ensemble Pygmalion, prise durant les sessions d’enregistrement de la Missa 1733 est d’Étienne Gautier, utilisée avec autorisation.


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