Dans tous les secteurs d’activité, il existe des entreprises qui brillent par leur réputation, leurs résultats, leur capacité d’innovation, bref, qui se distingue des autres sociétés de leurs secteurs à tous égards. Pour certaines d’entre elles, cela dure depuis plusieurs décennies. Il y a près de vingt ans de cela, Jim Collins et Jerry Porras, deux enseignants-chercheurs spécialistes des stratégies d’entreprise, ont compilé dans un ouvrage appelée Built to Last le résultats de travaux menés sur un panel d’une vingtaine de paires de grandes entreprises américaines. Dans chaque paire, se trouvait une entreprise qualifiée de « visionnaire », surpassant ses concurrents dans presque tous les domaines, et une entreprise de taille similaire, mais ayant connu un destin plus chaotique et moins serein.
Voici le détail de ces paires. La première entreprise est « visionnaire », tandis que la seconde est commune.
- 3M / Norton
- American Express / Wells Fargo
- Boeing / McDonnell Douglas
- Citicorp / Chase Manhattan
- Ford / GM
- General ELectric / Westinghouse
- Hewlett-Packard / texas Instruments
- IBM / Burroughs
- Johnson & Johnson / Bristol-Myers Swiubb
- Marriott / Howard Johnson
- Merck / Pfizer
- Motorola / Zenith
- Nordstrom / Melville
- Philip Morris / RJR Nabisco
- P & G / Colgate
- Sony / Kenwood
- Wal-Mart / Ames
- Walt Disney / Columbia
En analysant ces entreprises sous toutes le coutures, en menant des interviews auprès de leurs CEOs et d’anciens collaborateurs, ils sont arrivés à des conclusions très intéressantes, qu’ils livrent dans l’ouvrage précité. Voici les grands principes qui ressortent de leur analyse.
- Clock building, not time telling. Les entreprises visionnaires sont des mécaniques autonomes, capables de réfléchir et d’agir d’elles-mêmes; elles ne sont pas le jouet d’un leader charismatique, qui dicterait l’alpha et l’omega de leur avenir. Les auteurs tordent le coup à cette notion de leader charismatique (exit Steve Jobs…)
- No tyranny of the OR. Dans chaque entreprise, on est parfois confronté à des choix, des orientation qui semblent incompatibles du premier abord: qualité OU réduction des coûts, stratégie à court-terme OU à long-terme, innovation OU conservatisme, etc. Ce que disent les auteurs, c’est que dans les entreprises visionnaires, on ne se laisse pas impressionner par ce OU exclusif: on aborde les sujets antagonistes de paire, sans en négliger aucun.
- Au-delà des profits. Ces entreprises visionnaires sont certes de formidables machines à générer des revenus, et sont pour la plupart rentables depuis de nombreuses années. Mais ce que disent les auteurs, c’est que leur stratégie n’est pas dictée par la rentabilité uniquement, et qu’il existe au sein de ces entreprises une approche idéologique, qui est à la base de leur histoire et de leur progression.
- Big hairy audacious goals. Ce qui caractérise ces entreprises, c’est qu’elles se sont toutes lancées dans des projets d’une ambition folle, au péril parfois de leur vie, et que cette audace leur a permis de s’extirper du lot – d’aucun diraient de rejoindre des océans bleus… Le 747 pou Boeing, le pari sur les services chez IBM au début des années 90, des projets de croissance démesurés chez Wal-Mart. Ces projets ambitieux forgent les esprits, fortifient les équipes et portent ces entreprises à des niveaux où il devient difficile d’aller les concurrencer. A l’inverse, les entreprises moyennes se refusent à de tels projets, et conservent une position attentiste.
- Cult-like cultures. C’est l’aspect qui m’a le plus choqué: ces entreprises visionnaires ont toutes, à un moment ou à un autre, instauré une culture d’entreprise qui les rapproche d’une secte, ou d’une société fermée, avec ses propres codes, ses propres règles, qui, en cas de transgression, mènent à une éjection inévitable. Je ne parle pas ici du règlement intérieur, mais d’une formation des esprits, des comportements, souvent beaucoup plus implicite qu’explicite.
- Essayer un peu de tout, et garder ce qui fonctionne. Cela peut paraître fou, mais au sein des entreprises visionnaires, on n’hésite pas à tester un tas de truc, même si ça n’a pas de sens ou si c’est voué à un échec, ne serait-ce que pour vérifier si réellement cela mène à un échec, histoire de ne pas se faire surprendre par un concurrent plus audacieux… Et le comble, c’est que ça marche. L’exemple le plus typique, d’ailleurs, est celui e 3M, qui initialement créée dans le secteur minier, n’a pas hésité à tester plein de formules différentes pour se trouver.
- Home-grown management. Au sein des entreprises visionnaires, chaque CEO pense à sa succession à partir du jour où il est nommé (ou presque), et choisit son successeur dans plus de 90% des cas parmi les salariés de l’entreprise: cela permet de conserver la culture déjà établie. Le processus peut, bien entendu, durer plusieurs années, et comprendre plusieurs étapes, comme l’étonnante interview en avion, citée page 172: le CEO en poste demande à un candidat qui il nommerait comme remplaçant si lui et ce candidat venaient à mourir dans le crash de cet avion…
- Good never is enough. Autrement dit, on ne s’endort jamais sur ses lauriers. La réussite n’est pas une fin en soi, et à chaque fois qu’on réussit quelque chose de bien, il faut penser à l’améliorer… La parabole de la ceinture noire (page 199) est un pur délice.
Domaine Iliad Dassault Systèmes
Clock building… Iliad fonctionne par petites équipes autonomes, sur des projets distincts, indépendants. On pourrait donc dire oui. Chez DS, la validation de tout projet vient d’en-haut, on est vraiment dans une démarche de time telling…
No tyranny of the OR… De toute évidence, Iliad ne s’est jamais laissé impressionner par des objectifs contradictoires: il n’y a qu’à voir ses innovations comme le triple play, avant tout le monde Je ne saurais trop le dire, il ne m’a aps semblé que DS renonce à des projets de manière manichéenne, mais plutôt par « fait du prince »
Au-delà des profits Au vu des tarifs pratiqués par Free, assurément, Iliad va bien au-delà des profits Malgré son slogan « 3D pour tous », DS est une entreprise qui fonctionne sur la base de critères de rentabilité. C’est bon pour l’actionnaire, c’est sûr, mais pas forcément pour l’innovation.
Des objectifs audacieux Free Mobile est l’essence même du gros objectif audacieux, il n’y a aucun doute DS a su se fixer des objectifs audacieux lorsque j’y travaillais: la V4, puis la V5, ont été des projets d’une ambition folle. Et les moyens investis étaient considérables.
Culture d’entreprise Impossible à dire de l’extérieur Ici, c’est clair, DS a développé une très forte culture d’entreprise. La plupart des collaborateurs sont choisis jeunes et sans expérience, d’ailleurs, afin de se former à cette culture, à laquelle il est plus difficile d’adhérer si l’on a déjà une expérience en entreprise
Essayer un peu de tout C’est clairement une approche suivie par Iliad: passer du minitel à l’internet aux mobiles, en attendant le reste… DS a bien diversifié son offre, et effectué quelques pas audacieux, par exemple en rachetant Exalead. Mais DS n’a jamais franchi réellement le rubicond, en se lançant sur des domaines porteurs mais sur lesquelles elle n’avait pas vraiment d’expérience
Home grown management On a du mal à imaginer Xavier Niel en train de préparer son dauphin, tant il est omniprésent et attaché à cette société. Que deviendra Iliad après Niel? Même remarque du côté de DS. Bernard Charlès est entouré d’à peu près la même équipe depuis vingt ans. Même âge ou presque, qui sera le dauphin? Peut-être Pascal Daloz?
Good enver is enough Iliad aurait pu s’en tenir à l’internet pas cher, mais s’est lancé dans la téléphonie fixe, la télévision, puis le mobile. Rien à dire, on ne s’arrête pas de progresser chez eux. Même approche chez DS, même si la marge de progression paraît moins visible. Les processus sont plus lents chez DS, mais l’innovation est permanente.
Conclusion? On est bien en présence d’entreprises visionnaires dans leur domaine, mais la question de la succession reste en suspens…