John Constable (East Bergholt, 1776-Londres, 1837),
Malvern Hall, Warwickshire, 1809
Huile sur toile, 51,4 x 76,8 cm, Londres, Tate Gallery
(cliché © Tate)
Festina lente. La devise de la famille de George Onslow semble avoir été taillée sur mesure tant pour définir sa carrière musicale que le temps qui fut nécessaire à sa redécouverte. Courageusement initiée, dans les années 1990, par l’Association qui porte son nom, celle-ci a récemment connu une véritable accélération grâce à l’action décidément déterminante du Palazzetto Bru Zane, qui a encouragé le travail sur ce compositeur en soutenant notamment un certain nombre de productions discographiques documentant ses œuvres. C’est le cas du premier disque du Quatuor Ruggieri, un ensemble dont j’ai récemment salué la prestation dans le cadre de l’Été musical des Douves d’Onzain et qui fait paraître aujourd’hui, chez agOgique, un florilège de trois quatuors, dont deux inédits.
La question de déterminer si George Onslow était simplement un amateur doué que sa fortune personnelle – rappelons qu’il était issu d’une prestigieuse famille aristocratique, anglaise par son père, française par sa mère – autorisait à créer la musique qui lui plaisait en se souciant comme d’une guigne de son succès, puisqu’il n’avait nul besoin des revenus qu’il aurait pu en tirer pour vivre, ou s’il est un compositeur de premier plan injustement tombé dans l’oubli demeure, aujourd’hui encore, d’actualité. Si les jugements portés sur sa production lyrique (un opéra, deux drames lyriques, un opéra comique) sont en général sévères et expliquent sans doute qu’elle soit toujours inédite, si ses quatre symphonies, qui attendent toujours un enregistrement qui leur rendrait mieux justice que celui, stylistiquement inabouti, de Johannes Goritzki (2 CD, CPO), manifestent une inspiration assez inégale, Onslow est indiscutablement une, sinon la figure majeure de la musique de chambre en France dans la première moitié du XIXe siècle. Si l’on est tenté de ranger un peu hâtivement le compositeur sous la bannière d’un classicisme délicieusement désuet qui ferait de lui un simple épigone de Mozart, Haydn et Beethoven égaré dans un pays alors tout entiché d’opéra et de musique légère, mais également sourdement agité par les grondements du romantisme naissant illustré, entre autres, par nombre d’œuvres d’Étienne-Nicolas Méhul (1763-1817), dont l’ouverture de la Stratonice (1792) décidera de sa vocation musicale, il semble, lorsqu’on y regarde d’un peu plus près, que la démarche d’Onslow illustre parfaitement le célèbre vers d’André Chénier : « Sur des pensers modernes, faisons des vers antiques ». En effet, si notre musicien n’est pas un révolutionnaire des formes et s’en tient toujours assez strictement à celles définies par les classiques viennois, il se montre, en revanche, très perméable aux avancées musicales de son temps, en particulier germaniques (le choc que lui causera la découverte des derniers quatuors de Beethoven induira ainsi de notables changements dans son style), ce qui explique le succès que ses œuvres rencontrèrent en Allemagne tout en fournissant aux Français autant de « bonnes » raisons de les ignorer.
Des trois proposés dans le disque du Quatuor Ruggieri, c’est certainement le Quatuor en ré mineur op. 10 n°2 (c.1811-1813) qui avoue le plus immédiatement sa dette envers Haydn avec son premier mouvement plutôt tendu, compact, et obstinément monothématique dans lequel passe même un souvenir de celui du Quatuor en ré mineur Hob. III :76 (« Les Quintes »), son vigoureux Menuet fondé sur un timbre populaire, celui de la chanson Viva leus Ouvergnats ! (Vive les Auvergnats !), enchâssé avec beaucoup d’intelligence dans une musique savamment élaborée, son Andante à variations, forme dont Haydn exploita à de nombreuses reprises les possibilités, dans lequel alternent une atmosphère sereine et des passages nettement plus virtuoses où, suivant le modèle du quatuor concertant très en faveur auprès du public parisien, les différents pupitres dialoguent comme dans une conversation et sont chacun à leur tour mis en valeur, et son Allegretto final qui retrouve l’énergie du mouvement initial mais avec des traits d’humour qui adoucissent notablement son caractère sérieux. Composé durant les mêmes années, le Quatuor en fa mineur op. 9 n°3 s’ouvre sur un Moderato nettement plus nuancé et d’une plus grande richesse d’expression que son prédécesseur, qui fera dresser l’oreille aux familiers des œuvres des frères Jadin, le Quatuor op. 1 n°3 de Hyacinthe (1776-1800) et surtout le Quatuor n°2, exactement contemporain de celui d’Onslow et injustement méconnu en dépit de sa beauté, de Louis-Emmanuel (1768-1853), deux œuvres écrites dans cette même tonalité mélancolique de fa mineur. Plein d’un sentiment où se mêlent à la fois de l’inquiétude, de la passion contenue et parfois un sourire, ce premier mouvement fait place à un Menuetto qui est, de fait, déjà un Scherzo à la pulsation haletante dont les textures annoncent parfois Mendelssohn, puis à un Andante quasi Allegretto aux élans hymniques se souvenant de Haydn, avant que l’énergie farouche de l’Allegro agitato final, strié d’éclairs Sturm und Drang du meilleur effet, vienne tout emporter. D’une dizaine d’années postérieur, le Quatuor en mi bémol majeur op. 21 n°3 (1822) est assurément le plus audacieux et le plus romantique des trois proposés ici. D’emblée, on constate que le ton s’est affermi au rythme de marche plein d’assurance qui inaugure son Allegro maestoso liminaire, traversé de nombreux contrastes et d’un lyrisme qui laissent percevoir une claire volonté de théâtralisation du discours, à laquelle n’échappe pas non plus le très bref Menuetto qui n’en a plus que le nom. Puis, subitement, tout bascule avec le Larghetto en sol mineur, un mouvement joué avec sourdines, confidence murmurée ou prière qui ouvre devant l’auditeur un paysage dont l’immobilité paraît d’autant plus majestueuse après les cascades qui l’ont précédé. Après ce tour de force, le finale qui s’ébroue joyeusement avec son air de pot-pourri sur des airs à la mode peut laisser songeur ou vaguement interloqué ; il m’apparaît, après l’ample méditation sur les cimes du Sublime qui a précédé, comme un nécessaire retour aux réalités du monde, dont la dimension humoristique n’est évidemment pas absente et cadre parfaitement avec le personnage (et les origines) d’Onslow.
Composé de musiciens issus de l’orchestre Les Talens Lyriques (trois y sont chefs de pupitre), le Quatuor Ruggieri (photographie ci-dessous) signe ici un disque aussi ambitieux que réussi. En tout premier lieu, il faut souligner la solidité des capacités techniques des quatre comparses qui leur permet d’aborder les partitions avec une belle assurance en se concentrant uniquement sur l’expression musicale. Faisant preuve d’une extrême précision dans la mise en place, dans le rendu des nuances et des dialogues, les interprètes livrent des trois œuvres une lecture où la fluidité le dispute à la transparence, sans jamais que cette exigence de lisibilité, au demeurant parfaitement relayée par une prise de son de grande classe d’Alessandra Galleron, s’opère au détriment de la matière sonore, qui possède ce qu’il faut de présence, de chaleur et de couleurs pour séduire complètement. On peine parfois à croire que le Quatuor Ruggieri signe ici son premier enregistrement, tant son approche est empreinte d’autorité sans systématisme ni raideur – on est ici aux antipodes des visions « historiquement informées » précautionneuses, émaciées et aigrelettes – et parvient à conjuguer un indéniable souffle narratif, la fraîcheur d’un regard renouvelé sur ce répertoire peu fréquenté et une déjà belle maturité. Les musiciens ont visiblement pris l’exacte mesure de l’univers d’Onslow et la confiance qu’ils accordent au compositeur, patente dans leur décision de s’en tenir à ses indications sans jamais rien ajouter ou surligner, fait que leur lecture apparaît comme d’une toujours grande justesse, même s’il me semble qu’il leur sera possible de montrer un rien d’abandon et de lyrisme supplémentaires dans leurs réalisations futures, étant entendu qu’il faut bien dégager quelques pistes de progrès, y compris à ce niveau d’excellence. Sans l’ombre d’un doute, cette réalisation brillante et très équilibrée, toute entière placée sous le signe de l’intelligence et de la complicité, constitue non seulement un apport majeur à la discographie d’Onslow mais permet également de lever un peu plus le voile sur l’extraordinaire richesse de la production chambriste française, trop souvent ignorée, de la première moitié du XIXe siècle.
Je vous recommande donc tout particulièrement ce disque qui fait honneur au compositeur comme aux interprètes et au label qui édite leur travail ; il constitue aujourd’hui, à mon goût, le choix prioritaire évident pour qui voudrait aborder la musique de chambre d’Onslow dans les meilleures conditions possibles. Il est à souhaiter que le Palazzetto Bru Zane puisse continuer à suivre de près l’évolution du Quatuor Ruggieri et lui offrir les possibilités de mettre son talent au service du répertoire romantique. Le travail de ces remarquables musiciens confirme, s’il en était besoin, qu’il n’est plus aujourd’hui nécessaire d’affubler George Onslow du surnom de « Beethoven français » pour qu’il suscite l’intérêt ; il est simplement un grand compositeur qui n’a nul besoin d’être comparé à qui que ce soit pour avoir toute sa place dans nos histoires de la musique et dans nos cœurs.
George Onslow (1784-1853), Quatuors en ré mineur op. 10 n°2, en fa mineur op. 9 n°3 et en mi bémol majeur op. 21 n°3
Quatuor Ruggieri
Gilone Gaubert-Jacques, violon, Charlotte Grattard, violon, Delphine Grimbert, alto, Emmanuel Jacques, violoncelle
1 CD [durée totale : 69’43”] agOgique AGO006. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Quatuor en fa mineur op. 9 n°3 :
[I] Moderato
2. Quatuor en mi bémol majeur op. 21 n°3 :
[IV] Finale. Allegro scherzo, quasi Allegretto
Illustrations complémentaires :
Pierre Louis Henri Grévedon (Paris, 1776-1860), George Onslow, 1830. Lithographie, 32 x 24 cm, Paris, Bibliothèque Nationale de France
Achille-Etna Michallon (Paris, 1796-1822), Une cascade au Mont-Dore, 1818. Huile sur toile, 41,3 x 56,2 cm, New-York, Metropolitan Museum
La photographie du Quatuor Ruggieri est de Florence Grandidier, utilisée avec autorisation.
Suggestion d’écoute complémentaire :
En 1994, le Quatuor Mosaïques gravait un disque qui révélait au grand public l’incroyable beauté de trois quatuors dus au trop précocement disparu Hyacinthe Jadin et à son frère ainé Louis-Emmanuel. Toutes les bonnes fées semblaient s’être réunies autour de cet enregistrement réalisé sur quatre instruments d’un maître-luthier parisien de la seconde moitié du XVIIIe siècle, Nicolas Bertrand, dans leur pur état d’origine qui révélait un monde jusqu’alors complètement inconnu, fait d’une écriture parfaitement maîtrisée et de frémissements sensibles toujours émouvants, parfois poignants et traversés de lueurs tragiques, servis par des artistes unis par une magnifique complicité et dotés de moyens techniques superlatifs. Un enregistrement à connaître absolument et à chérir.
Hyacinthe Jadin (1776-1800), Quatuors en mi bémol majeur op. 2 n°1 et en ut majeur op. 3 n°1, Louis-Emmanuel Jadin (1768-1853), Quatuor n°2 en fa mineur
Quatuor Mosaïques
1 CD Valois/Auvidis V 4738. Incontournable Passée des arts. Ce disque (réédition, pochette différente) peut être acheté en suivant ce lien et un extrait de chaque plage peut en être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :
Jadin: Quatuors | Compositeurs Divers par Quatuor Mosaïques