Magazine Culture

Karl Lagerfeld, entre « masstige » et personal branding (1/2)

Publié le 24 septembre 2012 par Transfomeds @Transfomeds
Karl Lagerfeld, entre « masstige » et personal branding (1/2)

Karl Lagerfeld ironise avec son sac « Karl who ? », un humour qui rapporte…

Karl Lagerfeld est un homme à paradoxes. Personnage complexe, fuyant, fascinant, omniprésent, tout a été dit sur l’homme au catogan. Tout, et son contraire. Mégalomane excentrique et bourreau de travail, il aime cultiver le flou (artistique) autour de sa personne. Couturier/designer/photographe/ éditeur/réalisateur/icône de mode, Monsieur Karl est ce qu’on appelle un « slasher » (non, pas un film d’horreur, mais bien un cumulateur de slashs). Alors, Karl who ? Difficile de trancher. Pourtant, s’il y a bien un concept marketing qu’il a popularisé et qu’il incarne à merveille, c’est le « masstige ».

Décryptage d’un phénomène qui a bouleversé les techniques marketing et révolutionné les codes de la mode.

Le « masstige », qu’est-ce que c’est ? Contraction de « mass market » et « prestige », le terme désigne l’association commerciale d’une marque de prestige avec une enseigne de grande distribution. Même si le masstige avait déjà commencé à émerger avec la collection capsule de Sonia Rykiel pour Kookaï, tout commence véritablement en novembre 2004. Sur une durée très limitée, et dans 20 pays d’Europe et d’Amérique du Nord, la chaîne de prêt-à-porter H&M commercialise une ligne de vêtements dessinée par Karl Lagerfeld. C’est à cette occasion que le terme apparaît. Ce coup marketing provoque immédiatement un bruit médiatique retentissant. Les consommatrices se ruent dans les magasins, campant depuis l’aube pour s’arracher un chemisier à 39,90€ ou un caraco à 24,90€. Le magasin de la rue de Rivoli est dévalisé en 13 minutes, tandis que les vendeurs montrent leurs bras couverts d’égratignures aux médias venus couvrir l’événement.

Karl Lagerfeld, entre « masstige » et personal branding (1/2)

Novembre 2004 : cohue chez H&M autour de la veste pailletée emblématique de Chanel…

L’opération fait grand bruit dans le Landerneau de la mode et du luxe, qui demeure perplexe. Faut-il crier à la trahison ou louer l’inventivité géniale du provocateur le plus en vue du moment ? L’univers du luxe s’inquiète de l’effondrement de ses valeurs différenciantes, des risques de disparition liés à sa démocratisation. Lagerfeld leur répond : « Le luxe, c’est la liberté d’esprit, l’indépendance, bref le politiquement incorrect. ». Et beaucoup le suivront. Après ce séisme publicitaire, H&M renouvelle l’opération en 2005 et 2006 avec Stella Mc Cartney et Viktor & Rolf. Les collections s’écoulent une nouvelle fois en moins d’une heure. La chaîne suédoise redéfinit en profondeur les codes de la grande distribution, et gomme peu à peu les frontières entre la « fast fashion » réputée cheap et l’image haut de gamme et glacée de la haute couture. Les collaborations s’enchaînent régulièrement, jusqu’à l’année 2009, qui marque un tournant dans la systématisation et l’événementialisation de cette stratégie.

Karl Lagerfeld, entre « masstige » et personal branding (1/2)

Les collaborations entre H&M et les marques de haute couture se systématisent, avec des campagnes qui tentent de s’approcher toujours plus des codes du luxe.

2009, c’est l’année phare du masstige pour H&M. La marque s’associe avec des créateurs moins grand public, comme Matthew Williamson, se lance dans la chaussure de luxe avec Jimmy Choo dont la collection connaît un succès sans précédent, et évolue d’un cran dans son dispositif de promotion, avec le défilé de Sonia Rykiel au Grand Palais :

Aujourd’hui, la pratique est devenue courante. Mais quels sont les avantages et les caractéristiques de ce « masstige » que l’on doit au grand Karl ? Cinq leviers définissent traditionnellement un produit de luxe : l’esthétique, la rareté, la supériorité technique, la représentation symbolique liée à l’image de marque, et le prix. Plus la représentation symbolique est forte, confortant le consommateur dans son appartenance à une élite privilégiée, plus l’importance du prix est justifiée. A l’inverse, alors que la symbolique tourne ici à plein régime, c’est le prix qui est sacrifié, avec un rapport proche du 1 au 100. Le segment du haut luxe traditionnel auquel appartient la maison Chanel connaît traditionnellement un prix plancher autour de 2000€, tandis que la collection de Lagerfeld pour H&M en 2004 commençait par une entrée de gamme aux alentours de la vingtaine d’euros. Où réside l’intérêt ?

Karl Lagerfeld, entre « masstige » et personal branding (1/2)

Sur le site du féminin Be, Kate Bosworth en robe H&M for Water, et cette légende : « Voici la preuve en image que les stars sont comme nous (bon d’accord toujours un plus canon que nous mais passons…) et qu’elles s’habillent aussi chez H&M. On copie tout de suite le look frais et tendance de Kate en fonçant chez H&M s’acheter la robe H&M for Water à seulement 39,95€. »

Jörgen Andersson, directeur général marketing de H&M déclare vouloir « rendre accessible la haute couture au consommateur moyen ». On voit bien, en effet, l’intérêt pour la marque de prêt-à-porter : bénéficier d’un transfert d’image positif de la part d’une marque haut de gamme profondément investie de valeurs aspirationnelles, faire parler d’elle (et en bien si possible), et augmenter considérablement son chiffre d’affaires en écoulant des centaines de pièces en quelques minutes. Le bénéfice en termes d’image est bien entendu le plus stratégique, puisque les hit-girls les plus influentes n’hésitent plus à se pavaner fièrement dans les magazines, vêtues de la dernière jupe Zara ou du nouveau blouson H&M, ce qui fait évidemment redoubler d’intensité la fièvre acheteuse des lectrices.

Pour le consommateur, pas de révélations incroyables non plus, le bénéfice réside purement et simplement dans cet effet d’aubaine, cette bonne affaire à ne pas manquer qui permet de parader en veste Lanvin à moindre coût, la rareté ajoutant au sentiment de se sentir tout à coup appartenir à la jet set des catwalks. Mais quel est le bénéfice tiré d’une telle stratégie pour Versace, Marni ou Jimmy Choo ?

Ces marques profitent, de façon plus indirecte, des campagnes de communication orchestrées avec H&M. Même pour une marque comme Chanel, il existe un bénéfice commercial, comme en témoigne Karl Lagerfeld lui-même, qui explique : « Celles qui vont acheter Karl Lagerfeld chez H&M ont aussi envie d’un rouge à lèvres ou d’un parfum Chanel ». La collection H&M ne s’adresse en effet pas à la clientèle huppée de la maison de haute couture, mais participe d’une logique de diversification déjà mise en œuvre par la marque sur d’autres produits. Les parfums Chanel se vendent chez Marionnaud ou chez Sephora, auprès d’une clientèle plus large, et pas seulement dans ses flagships luxueux. Il s’agit bien d’une stratégie de « brand stretching », d’extension du territoire de la marque, qui investit des segments de luxe intermédiaire ou plus accessibles.

Sans compter que pour l’excentrique couturier allemand, la stratégie est également toute personnelle. Il s’agit, comme à son habitude, de se mettre en scène avec un brin de provocation, et de faire toujours de lui-même une icône, un emblème, une marque à part entière. Une stratégie de « personal branding » en somme, sur laquelle nous nous attarderons dans la seconde partie de cet article. A suivre…


Retour à La Une de Logo Paperblog