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Bonnie Jo Campbell, American Salvage

Par Eric Bonnargent
Traversée des marges
Romain Verger

Bonnie Jo Campbell, American Salvage

© Sally Mann

Dans ce recueil composé de quatre nouvelles, l’auteur américaine Bonnie Jo Campbell brosse le portrait d’une Amérique incarnée en figures décalées, riches de secrets et de blessures intimes. Il est loin le rêve américain, loin les grands espaces traversés d'aventuriers ambitieux, tentés de se démesurer au contact de la nature. Avec finesse et talent, l'auteur s'applique à débusquer les derniers vestiges d'une Amérique sauvage, tapie au plus profond des êtres.
Dans « L’Intruse », une famille de retour chez elle découvre avec stupeur qu’une adolescente toxicomane a squatté sa maison, dormant des nuits durant pelotonnée dans un placard de la chambre de la fille. S’esquisse dès lors le portrait en creux de celle dont on n’entrapercevra que la silhouette fuyante aux premières lignes, mais dont les traces laissées par son passage ne cesseront plus de hanter les lieux, donnant chair à cette figure absente en perdition, à ses manques affectifs  : « L’intruse a fait comme si elle séjournait dans la maison de sa propre famille, comme si elle avait hérité de la structure osseuse des visages représentés sur les photos ». C’est très subtilement construit, et l’on perçoit qu’il s’en faudrait de peu que cette famille sans histoire ne bascule à son tour, que son bonheur tranquille et lisse ne se craquelle soudain. Bien plus perturbant encore pour la fille dont l’autre a porté les vêtements et lu le journal intime, jusqu’à insinuer en elle l’ombre de son propre mal être :
« Pas une seule fois en treize ans d’existence la fille n’a été obligée de bloquer la porte de sa chambre avec sa commode pour empêcher les copains de sa mère d’entrer pendant la nuit. Personne ne lui a jamais brûlé le visage avec une cigarette et elle ne s’est jamais écrasée de cigarettes sur les bras juste pour se remémorer combien cette douleur est atroce. La nageuse n’a jamais essayé de se shooter avec une aiguille cassée, n’a jamais connu les foyers pour mineurs ni la salle de bains répugnante d’un appartement en sous-sol abandonné, n’a jamais tremblé toute une nuit sans pouvoir s’arrêter sur la banquette arrière d’une voiture. La fille n’a jamais brisé de fenêtre pour s’introduire chez quelqu’un, n’a jamais eu besoin de quelque chose au point d’être prête à tout pour que trois types, trois inconnus, le lui donnent. »

« L’INVENTEUR, 1972 » file la thématique du double amorcée précédemment. Surpris par le brouillard, un chasseur percute une jeune adolescente de son pick-up, l'immobilisant sur le bas côté. Cet homme défiguré — brûlé par le passé — s’efforce de la secourir. Alors commence un tête-à-tête d’une tension extraordinaire où l’un reconnaît en sa victime ses propres douleurs enfouies, quand la jeune fille retrouve en lui le souvenir d’un oncle mort dans des conditions tragiques. Dans ce face à face spéculaire, le récit scrute leur étrange relation, détricotant un à un les fils qui lient leur destin : celui d’un chasseur confronté à sa première prise, trouvant conjuration de ses échecs passés, et dont le plaisir sourd et coupable s'embrase à l'occasion de cet accident, foudroyant révélateur.
« Il ne peut parler à personne du seul bonheur qu’il ait ressenti récemment, de la décharge d’adrénaline qui l’a traversé quand le corps de la fille a heurté son pare-choc. Quelle joie à l’idée d’avoir percuté un chevreuil, d’avoir quelque chose à offrir à son père qui change des lapins, à l’idée que le vieux soit content de le voir. »

Dans « Ramener Belle au bercail », Thomssen et Belle se retrouvent dans un pub après s’être aimés et séparés ; ils se cherchent et se déchirent, attisant querelles et rancœurs aux brûlures de l’alcool. Enfin, dans « Odeur de Verrat », Jill fonde ses espoirs de reconversion dans l’achat d’un cochon qui assurera la reproduction de l’élevage de porc qu’elle compte lancer avec Ernie. Une bonne affaire si la ferme où elle se rendait, véritable ruine figée dans le passé avait autre chose à lui vendre qu’une bête pitoyable embourbée dans l’obscurité, bâtarde et à demi castrée... Mais dans cette Amérique rurale à l’agonie, où élevages et coopératives laitières disparaissent les uns après les autres, revendus par les banques à de plus grandes exploitations industrielles, n’est-il pas permis de croire à de petits miracles qui n'en ont que plus de saveur et de prix ?
Les personnages de Bonnie Jo Campbell, humbles et beaux, ont la peau tannée par la vie et la force sauvage des destins blessés.
Bonnie Jo Campbell, American Salvage, Atelier in 8, 2012. Trad. : Françoise Smith. 14€.
Bonnie Jo Campbell, American Salvage

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