Suiveur de Rembrandt, Leyde, 2e quart du XVIIe siècle,
Homme lisant assis à une table, c.1628-30 ?
Huile sur panneau de chêne, 55,1 x 46,5 cm, Londres, National Gallery
Mon cher Matthieu,
Voici donc revenue, alors que ta lettre me parvient, la saison des ciels gris et de la pluie qui nervure les vitres, cet automne que nos romantiques à l’eau de rose ont voulu souffreteux, vaguement poitrinaire et déjà hanté par les lueurs du sépulcre, quand il fut longtemps un temps d’abondance et de ripailles, durant lequel les seuls qui pouvaient réellement craindre pour leur vie étaient le gibier et les cochons dont la substance, transformée de mille façons, allait aider les Hommes à traverser le rude hiver.
Tu m’avoues être tenté, toi aussi, de faire des réserves, puisque tu envisages d’acquérir un de ces gadgets qui permettent d’emmagasiner d’importantes quantités de musique. Soit, mon ami, et comme tu me le demandes, je vais te confier mon opinion là-dessus. Bien sûr, il ne me viendrait pas à l’idée de nier que ces avancées technologiques sont une excellente chose et qu’outre gagner de la place, elles permettent de préserver la mémoire avec une efficacité inconnue des siècles passés ; imagine un instant que si ces moyens avaient existé jadis, nous pourrions aujourd’hui écouter le Requiem de Monteverdi ou le Stabat Mater de Mozart mentionnés dans les documents mais qui se sont volatilisés depuis. Je ne nie en rien non plus le côté pratique que peut avoir le fait de transporter avec soi tout ou partie de sa bibliothèque ou de sa discothèque et de trouver, sur une page électronique, un lien qui conduit vers une autre susceptible de l’éclairer. Mais, vois-tu, ce que j’observe aujourd’hui dans le processus de dématérialisation à l’œuvre dans nos sociétés prétendument modernes ne cesse de me ramener des années en arrière. Ceux qui se vantent, généralement bien haut, de pouvoir stocker mille recueils ou disques sur leur merveilleuses machines me font songer à ces gens que je visitais, enfant, en compagnie de mes parents et dont les bibliothèques bien remplies me faisaient rêver, moi qui avais peu de livres ; parfois, quand les adultes étaient occupés ailleurs, je m’enhardissais à en ouvrir quelques-uns et j’étais étonné de trouver des pages non coupées voire des volumes factices. C’est à l’image de ces intérieurs dans lesquels l’objet de culture est exposé pour impressionner mais n’est, au fond, qu’un marqueur social vaguement décoratif, que me renvoient ces jouets technologiques gavés de fichiers dont les trois quarts ne sont peut-être jamais ouverts mais que l’on détient pour épater son voisin, tu sais, un peu comme ces jeunes garçons qui s’escriment à pisser plus loin que leurs camarades pour leur en imposer. Que nous le reconnaissions ou non, l’usage majoritairement fait de ces gadgets nous rappelle que nous sommes en plein dans l’ère du papillonnage et de son complément naturel, la surconsommation, du vite acheté, vite remplacé, vite oublié, de la dictature de l’instant et du devoir jouir, de l’incapacité à assumer la lacune, le manque et, par là-même, le choix. Vois-tu, lorsque je voyage, un de mes soucis est justement de choisir la musique et les livres qui vont m’accompagner, comme on élit de véritables compagnons de route ; ces instruments de stockage éliminent de facto ce processus et contribuent à détruire également le rapport personnel à l’objet de culture. Finalement, à pouvoir être avec tout, on finit par n’être plus avec quoi que ce soit.
Ces réflexions m’incitent à te raconter quelque chose qui m’est arrivé récemment. Comme tu le sais, je me rends de temps à
autre dans une boutique de disques d’occasion afin d’y dénicher ceux qui nourriront peut-être un jour mes Jalons. Lors de ma dernière visite, le vendeur, après m’avoir laissé chercher dans les
rayons, m’indique, lorsque je pose près de sa caisse mon maigre butin, une dizaine de cartons entassés dans un coin, en me disant que j’y trouverai peut-être mon bonheur. Il m’explique, pendant
que mes doigts vont fébrilement de tranche en tranche – Astrée, Harmonia Mundi, Arcana, chapelet de noms chers – qu’il a racheté cet ensemble à un quidam qui, en ayant hérité à la mort d’un
parent mais n’aimant pas le « classique », souhaitait s’en défaire. Mon regard a changé au fur et à mesure qu’il me parlait, ma hâte s’est calmée pour se faire respect devant la
conscience que j’étais en train de passer en revue les fragments d’une collection représentant autant de moments d’une vie aujourd’hui abolie. L’homme avait-il aimé Froberger joué par Blandine
Verlet sur le clavecin Rückers du musée d’Unterlinden ? S’était-il ému aux Fantaisies de Jenkins dessinées par les archets d’Hespèrion XX ? Son exemplaire des Sonates et
Partitas pour violon de Bach par Amandine Beyer est resté emballé, il n’a sans doute pas eu le temps de l’écouter avant de mourir ; m’est alors revenue en mémoire cette phrase d’André
Tubeuf, que je trouve aussi belle que juste, « la musique vous réconcilie avec le fait d’être seul au monde – on dirait qu’elle a été faite pour cela. »
Lorsque je suis sorti de la boutique, je me suis dit que, d’une certaine façon, je prolongeais un peu cette existence en en emportant avec moi quelques traces qui vivraient au-delà d’elle le temps qui me serait alloué et que j’étais, sans rien en avoir décidé au départ, au cœur même d’un passage de témoin, comme il y en avait tant autrefois dans les familles où les livres se transmettaient d’une génération à l’autre. Tu vois, c’est encore une des choses que la dématérialisation risque de faire disparaître car, en niant l’objet, elle oublie qu’il possède une dimension qui dépasse son caractère matériel, ce caractère de symbole si bien senti et restitué, tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles, par les peintres de ces natures si stupidement appelées mortes en France quand tous nos voisins européens ont bien compris qu’elles sont silencieuses. Pourquoi crois-tu que notre époque qui a fait du jetable une religion afflue en masse, dans le même temps, au moindre vide-grenier, à la plus petite brocante pour y chiner les témoignages d’un passé qu’elle a auparavant si orgueilleusement jetés par-dessus bord ? Pour en finir sur ce sujet, je t’avoue qu’un de mes soucis presque quotidiens est de savoir ce que va devenir ma collection à ma mort, puisque je n’ai et n’aurai pas d’héritier ; je ne suis pas bien certain qu’un jour quelqu’un se penchera à son tour sur elle et l’emportera comme un trésor.
Mais tu vas me trouver bien sombre, mon cher Matthieu, et aussi bien long, et tu te plaindrais à raison de ce que j’abuse de ta bienveillance et de ton temps. Je fais bien volontiers amende honorable, mais à qui d’autre qu’à un ami pourrais-je m’ouvrir de tout ceci ? Puissent ces quelques lignes te redire mon affection et ma joie de te lire bientôt.
Tuus quatenus suus,
Jean-Christophe
Accompagnement musical :
1. Johann Jakob Froberger (1616-1667), Toccata II en ré mineur
Blandine Verlet, clavecin de Hans Rückers II, 1624, Colmar, Musée d’Unterlinden
Pièces de clavecin. 1 CD Astrée E 8716. Indisponible
2. John Jenkins (1592-1678), The bell Pavan
Hespèrion XX
Jordi Savall, dessus de viole & direction
Consort music for viols in six parts. 1 CD Astrée E 8724. Indisponible