François Boucher (Paris, 1703-1770),
Le coucher du soleil, 1752
Huile sur toile, 318 x 261 cm, Londres, Wallace Collection
(cliché © The Wallace Collection)
Christophe Rousset est un musicien qui semble avoir plusieurs vies. Parallèlement à sa débordante activité de chef lyrique à la tête de ses Talens Lyriques, il réussit en effet à consacrer du temps à l’instrument qui a fait sa renommée au début de sa brillante carrière, le clavecin. Après avoir récemment revisité Marchand et Rameau dans un disque paru aux Éditions Ambronay et malheureusement gâché par une prise de son impossible, il livre chez Aparté, label pour lequel il avait signé en 2010 une magnifique anthologie de pièces de Louis Couperin, un double disque consacré à Jacques Duphly.
Monsieur Duphly mourut à Paris le 15 juillet 1789, dans le petit appartement qu’il louait dans l’hôtel de Juigné pour 300 livres l’an. Sa disparition passa inaperçue, non à cause des remuements populaires qui éclataient alors dans la capitale, mais parce qu’il était tellement oublié que l’opinion pensait qu’il était déjà mort ; le Journal général de la France n’avait-il pas publié, le 27 novembre 1788, l’avis suivant : « On désire savoir ce qu’est devenu Monsieur du Phly, ancien maître de clavecin à Paris, où il était en 1767. S’il n’existe plus, on désirerait connaître les héritiers auxquels on a quelque chose à communiquer » ? Mais d’héritier, point ; dans son testament établi le 2 juillet 1789, le musicien léguait ce qu’il possédait à son valet, Nicolas Depommier, qui le servait depuis trente ans.
« On vous a sûrement parlé dans le monde de M. Duflitz, éleve de d’Agincourt. Pendant quelque temps, il a été Organiste à Rouen : mais se trouvant sans doute de plus grandes dispositions pour le clavessin, il a abandonné son premier instrument. On pourroit décider qu’il a bien fait, puisqu’il passe à Paris pour un très bon clavessiniste. On lui trouve beaucoup de légéreté dans le toucher & une certaine mollesse, qui, soutenue par des graces, rend à merveille le caractere de plusieurs de ses Pièces. On connoît ses Tourterelles [ce sont, en fait, les Colombes du Second Livre de 1748] qui affectent le cœur. Une Allemande de sa façon qui porte le nom de Madame VICTOIRE DE FRANCE, doit faire beaucoup de plaisir aux Connoisseurs ; en général, ses pieces sont douces & aimables, elles tiennent de leur pere. » Ces quelques lignes publiées par Pierre Louis d’Aquin (ou Daquin, 1720-c.1795) dans son Siècle littéraire de Louis XV, ou Lettres sur les hommes célèbres (1753, citation extraite du premier volume de l’édition de 1754, pp. 203-204) nous apprennent, à quelques détails près, l’essentiel de ce que l’on sait de la vie d’un musicien qui, né à Rouen le 12 janvier 1715 et formé auprès de François d’Agincourt (ou Dagincourt, 1684-1758), qui avait probablement lui-même été l’élève du célèbre Nicolas Lebègue à Paris, tint les orgues successivement de la cathédrale d’Évreux vers 1732, puis de Saint-Éloi (1734) et de Notre-Dame-de-la-Ronde (1740) – où sa sœur, Marie Anne Agathe le suppléait en cas d’empêchement – dans sa ville natale, avant de la quitter en 1742 pour s’installer définitivement à Paris, où il devint un interprète et un pédagogue très couru, mentionné ès qualités par le facteur de clavecins Pascal Taskin et consulté par Jean-Jacques Rousseau pour l’élaboration de l’article consacré au doigté de son Dictionnaire de Musique. S’il mena une carrière de musicien indépendant, Duphly côtoya la bonne société de son temps, comme l’indiquent les titres de ses pièces et les dédicaces de ses recueils, quatre Livres publiés respectivement en 1744, 1748, 1756 et 1768, qui constituent son legs musical. Après cette dernière date, il délaissa la composition et s’effaça progressivement de la scène musicale, se concentrant sur son rôle de professeur ; l’Almanach musical le signale encore comme maître de clavecin et de pianoforte entre 1777 et 1783, puis c’est un silence que matérialise peut-être mieux que tout l’inventaire dressé après son décès le 21 août 1789, qui, outre la vaisselle, les meubles et les vêtements, mentionne 104 livres, parmi lesquels les œuvres de Voltaire, 19 volumes de « musique ancienne », mais aucun instrument de musique.
Si la vie de Duphly abonde en zones d’ombre, sa musique laisse, elle, assez clairement deviner sa nature et les influences qui ont contribué à la façonner. Certaines pièces montrent une réelle connaissance de celles de François Couperin (les similitudes entre le Rondeau en ut majeur du Premier Livre et les Baricades mistérieuses sont pour le moins frappantes), modèle avoué du Premier livre de clavecin de son maître d’Agincourt, tandis que d’autres, comme Les Colombes ou La Boucon attestent d’une grande familiarité avec l’œuvre de Rameau, et que d’autres encore regardent vers Domenico Scarlatti, ainsi la cascadante Cazamajor ou la pétillante Millettina. Sans jamais oublier l’héritage qui les fonde, toutes illustrent parfaitement la subjectivité grandissante qui gagne tous les arts durant la période de faveur de la marquise de Pompadour dont les bornes (1745-1764) correspondent de très près à celles de la production publiée de Duphly ; il y a du Boucher dans la grâce souvent tendre de ses compositions, du Van Loo – qui s’en voit d’ailleurs gratifié d’une à son nom – dans leur noblesse (la vaste Chaconne en fa majeur) mais aussi dans leurs élans théâtraux (bouillonnante Médée) parfois teintés d’un brillant à la Fragonard (La Victoire), du Greuze dans le sentiment que l’on sent poindre dans le Quatrième Livre, le seul qui se ressente du goût grandissant pour le pianoforte et dont La de Drummond illustre merveilleusement l’aspect parfois nostalgique, par instants presque préromantique, et La du Buq, qui fait songer à un air d’opéra, la veine lyrique. Ce qui retient également l’attention et prouve que notre compositeur n’était pas, comme on le lit parfois, tourné vers le passé mais au contraire un homme bien de son temps, c’est la fluidité et la simplicité mélodiques dont il use très fréquemment et qui montrent une réelle imprégnation de son art par un style « galant » fortement teinté d’italianisme, dont on sait avec quelle méfiance il était regardé en France et les batailles esthétiques qu’il provoqua. Il est assez piquant que des pièces typiques de cette manière comme La d’Héricourt, dont l’air se mémorise instantanément, ou la vaste Lanza, sonate qui ne dit pas son nom, aient paru quelque 4 ans avant le déclenchement de la Querelle des Bouffons.
Christophe Rousset (photographie ci-dessous) s’empare de la musique de Duphly avec une énergie et une franchise d’approche qui risquent de dérouter les auditeurs habitués à la noblesse un rien distanciée de la lecture de Gustav Leonhardt (Seon, 1973) ou à l’élégance chaleureuse mais un rien réservée de celle d’Élisabeth Joyé (Alpha, 2009). Sur un clavecin de Christian Kroll datant de 1776, dont l’opulence et les couleurs corsées sont bien mises en valeur par une prise de son généreuse quoiqu’un rien trop proche, le musicien, qui semble avoir pris réellement le temps non seulement de mûrir son discours mais aussi d’explorer les capacités de l’instrument dont il dispose, emprunte la voie de la théâtralité avec une vaillance et une conviction qui forcent le respect, livrant une vision à l’engagement constant qui envoie valser quelques perruques et tourne résolument le dos à toute minauderie trop bien poudrée. Armé de moyens techniques extrêmement solides et d’une imagination aiguisée, Christophe Rousset pétrit à pleines mains et avec une jouissance perceptible la pâte sonore qui s’offre à lui et lui insuffle une intensité vitale que l’on chercherait en vain ailleurs à ce degré d’incandescence. Mais là où d’autres se seraient laissés entraîner sur la pente d’une interprétation où seule prime le muscle, le musicien montre également qu’il sait user de toute la subtilité nécessaire pour croquer tel portrait ou suggérer telle atmosphère avec une indiscutable justesse de ton et de sentiment ; si l’humeur globale est plutôt joyeuse, les éclairs de nostalgie sont également légion sous les sourires et le vertige de la danse et ce n’est pas la moindre des qualités du claveciniste que les faire percevoir avec une vraie force émotionnelle et montrer ainsi comment Duphly regarde parfois vers la sensibilité, beaucoup plus soucieuse d’expression individuelle, qui sera celle de la fin du XVIIIe siècle. Bien sûr, cette prise de risque permanente – l’enregistrement a été effectué en une seule journée, le 18 octobre 2011 – et cet emportement pourront ne pas faire l’unanimité ; parce qu’ils sont constamment soutenus par une vraie intelligence musicale, ils constituent, à mes yeux, une plus-value incontestable qui place cette réalisation dans les sommets de la discographie.
Je vous recommande donc sans hésitation ce double disque Duphly de Christophe Rousset qui offre une vision à la fois passionnante et aboutie du répertoire de clavecin au mitan du siècle des Lumières. Une telle réussite fait espérer que le musicien poursuive, dans le cadre de sa collaboration avec Aparté, son exploration de la musique française écrite pour son instrument, avec laquelle ses affinités sont évidentes, et l’on rêve déjà avec gourmandise des Chambonnières, Balbastre ou même Schobert qu’il pourrait nous offrir.
Jacques Duphly (1715-1789), Pièces de clavecin
Christophe Rousset, clavecin Christian Kroll, 1776
2 CD [durée totale : 63’44” & 64’00”] Aparté AP043. Incontournable Passée des arts. Ce double disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Rondeau en ut majeur (Premier Livre, 1744)
2. La D’Héricourt (Second Livre, 1748)
3. Médée (Troisième Livre, 1756)
4. La de Drummond (Quatrième Livre, 1768)
Un extrait de chaque plage des deux disques peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :
Jacques Duphly | Jacques Duphly par Christophe RoussetIllustrations complémentaires :
Gabriel de Saint-Aubin (Paris, 1724-1780), Séance de musique dans un salon, sans date. Plume et encre de Chine sur papier, 24,7 x 18,9 cm, Bayonne, Musée Bonnat
Charles André, dit Carle Van Loo (Nice, 1705- Paris, 1765), Médée et Jason, 1759. Huile sur toile, Berlin, Château de Charlottenburg
La photographie de Christophe Rousset est d’Éric Larrayadieu, utilisée avec autorisation.