Hôte, mendiant, enseignant
Interpellé l’autre jour, dans la rue, par un mendiant, je lui ai remis l’obole habituelle avec la gêne qui m’est coutumière. Aussitôt, comme pour me libérer de ce poids qu’on dit typiquement judéo-chrétien, je me suis mis à gamberger. J’aime ce mot qui a de la gambade en lui. La pensée adopte souvent un rythme de marche, mais quand elle passe de la plume du gallinacé à la queue de l’âne, telle une gymnaste, elle bondit et rebondit.
Comme, par ailleurs, la régularité de ce blogue me pousse à poursuivre volontiers une réflexion amorcée la fois précédente, je parlerai d’altérité encore, ce défaut de la cuirasse de bonnes intentions que notre société prend pour une acceptation militante de l’autre, alors que ce n’est manifestement qu’une façon sournoise de le tenir à distance.
L’autre mendiant et le maître soumis
Le parallèle pourra peut-être surprendre, mais cette sorte de tournis autour de l’axe de l’étrangeté que représente le triple sens du mot grec xenos tel que je l’ai explicité la dernière fois, m’est revenu devant le mendiant : de même que les lois de l’hospitalité contraignent celui qui reçoit à traiter son hôte en autre qu’il n’est – l’ennemi, par exemple, ne l’étant plus le temps qu’il passe sous mon toit, et moi-même, du coup, me voyant privé de ma guerre –, la mendicité pousse chacun à devenir un autre et à traiter l’autre autrement.
Dans la mendicité, chacun se retrouve provisoirement changé par le terrain sur lequel il se trouve un instant déporté, dans la nudité d’une relation humaine fondamentale et paradoxalement égalitaire.
L’enseignement est devenu, de nos jours, une forme de mendicité qui, au contraire, refuse la nudité d’un rapport d’autorité qu’on assimile trop vite à un rapport de domination d’un individu sur d’autres. Or, dans l’acte d’enseigner, l’autorité est celle d’une parole, et il faut au professeur autant de travail et de modestie pour l’occuper, cette parole qui le sort de lui-même parce qu’elle est l’hospitalité du savoir, qu’à l’élève pour l’entendre.
Rien ne me fait plus rager que le pitoyable discours de tous ces profs qui semblent s’excuser d’être là, d’être autres, plus vieux, plus instruits et, de façon plus générale, oui, plus compétents, au diable toutes ces absurdités sur les élèves qui en savent plus qu’eux, parce que, prétendument, ils ont accès à plus de choses ! Comme si la maîtrise technologique et l’accès rapide qu’elle donne à des connaissances chaotiques et incertaines dispensaient de ce rapport intime au savoir qui exige que l’on se déporte de soi, aussi bien pour apprendre que pour enseigner. Dans cette relation complexe qu’est l’enseignement, chacun doit adopter la modestie de l’hôte grec.
Ce qu’on voudrait nous vendre en lieu et place de ce rapport ambigu, fluctuant, où chacun, à chaque instant, doit négocier sa place, c’est une relation adolescente où il s’agit à la fois de se faire admettre, pauvre enseignant, par un groupe, et d’adapter ce qu’on a à dire à ces oreilles toutes puissantes, pour que les pauvres n’en soient pas écorchées ou ne se referment pas sur leur glorieux quant-à-soi.
Quel pitoyable spectacle que celui de tous ces enseignants, baissant les oreilles en soumission canine, tendant la papatte à grand renfort de tutoiement, de modestie inconsidérée, de flatteries obscènes ! Ne devraient-ils pas, au contraire, s’efforcer d’accueillir ces jeunes dans l’âge adulte plutôt que de prétendre, eux-mêmes, retomber en enfance pour se faire accepter d’eux ? On n’enseigne rien à quiconque en se mettant à sa place. C’est en le sortant de lui-même, au contraire, qu’on lui apprend quelque chose. J’ai pu le constater pendant toute ma carrière : ne demandez à vos étudiants que ce dont vous les croyez capables et ils ne vous le donneront même pas. Mais exigez d’eux plus qu’ils ne peuvent donner, et ils le feront. Il y a bientôt un siècle, André Gide écrivait : « je suis ma pente, mais c’est en montant. » Comment, aujourd’hui, prétendre les élever en se penchant vers eux au point de s’aplatir ?
Qui parle ? Et à qui ?
On explique souvent le désarroi d’une certaine jeunesse en invoquant l’absence de rite de passage dans nos sociétés où chacun toujours doit toujours rester égal à lui-même, inchangé parce que « respecté » (entendez ces guillemets comme un sarcasme). Mais le lieu par excellence du rite de passage indispensable à toute société, pardon Maggie Thatcher, c’est l’école, espace de l’entrée, certes difficultueuse et même douloureuse, dans la maturité sociale : celle du devenir autre en affrontant cette mémoire qu’on appelle l’humanité, en se mesurant, dans le plein sens du terme, à cet éternel recommencement que l’on appelle le savoir, en un mot, en « devenant » plutôt que de rester assis sur son statut d’ado, de prof, de vieux, de bidule à droits, de matricule au fond.
Mais pour cela, il faut savoir à qui l’on s’adresse.
Parlant, par définition, devant un groupe, ce n’est pas à une entité refermée sur elle-même que le prof fait appel, c’est à une pluralité. Mais les individus qui la constituent, on ne les atteint pas davantage en les « ciblant » un à un, comme le ferait la pub. On les touche en ne les visant pas. On ne leur adresse pas la parole, on laisse la parole qui nous traverse s’adresser à eux. Pour qu’ils dialoguent avec elle, parfois, sans que nous en sachions rien nous-mêmes.
C’est ainsi que je n’ai jamais su avec précision ce que j’avais appris à mes étudiants. Mais je sais, par de très nombreux témoignages, parfois inattendus, que je leur ai appris quelque chose. Un rapport au savoir ? À eux-mêmes ? À la société ? Je ne saurais le dire. Je sais, cependant, qu’ils ont appris à apprendre et cela me sert de réconfort en période de déprime.
Le psychanalyste Jacques Lacan, qui s’y connaissait en matière d’altérité, déclarait superbement : « moi, la vérité, je parle. » Les gogos du milieu intellectuel en ont fait des gorges chaudes, accusant son orgueil insensé quand il ne s’agissait que de modestie extrême : celle du prête-corps, celle du prophète, celle du lieu « enthousiasmé » que doit savoir devenir tout enseignant : au sens grec, l’« enthousiasme » désigne l’incarnation d’un « dieu ».Une anecdote, pour conclure. À la fin des années cinquante, Merleau-Ponty, le grand philosophe auquel bien des pensées reviennent actuellement, donnait un cours au Collège de France. Il y avait invité le futur prix Nobel de littérature, Claude Simon, immense écrivain dont il comptait analyser une œuvre devant lui. Après la séance, les deux vont prendre un verre et Claude Simon lui dit : « cet écrivain que vous avez décrit, il est drôlement intelligent ! » Et Merleau-Ponty de répondre : « oui, mais ça n’est pas vous ! ».
Quiconque se fait dire un jour qu’il est ou fut un bon enseignant devrait pouvoir répondre : « oui, mais ça n’est pas moi. »
On appelle ça l’altérité. Et nul ne peut prétendre dire « je » sans en avoir fait l’épreuve.
Notice biographique
PH.D en littérature (Laval), sémioticien par vocation, Jean-Pierre Vidal est professeur émérite de l’Université du Québec à Chicoutimi où il
a enseigné depuis l’ouverture de l’institution, en 1969. Fondateur de la revue Protée, il a aussi été chercheur et professeur accrédité au doctorat en sémiologie de l’Université du Québec à Montréal. Il a d’ailleurs été professeur invité à l’UQAM (1992 et 1999) et à l’UQAR (1997).Outre de nombreux articles dans des revues universitaires et culturelles, il a publié deux livres sur Robbe-Grillet, un essai dans la collection « Spirale » des Éditions Trait d’union, Le labyrinthe aboli ; de quelques Minotaures contemporains (2004) et deux recueils de nouvelles, Histoires cruelles et lamentables (Éditions Logiques 1991) et, cette année, Petites morts et autres contrariétés, aux éditions de la Grenouillère. De plus, il vient de publier Apophtegmes et rancœurs, un recueil d’aphorismes, aux Éditions Le Chat Qui Louche.
Jean-Pierre Vidal collabore à diverses revues culturelles et artistiques (Spirale, Tangence, Esse, Etc, Ciel Variable, Zone occupée). Il a préfacé plusieurs livres d’artiste, publie régulièrement des nouvelles et a, par ailleurs, commis un millier d’aphorismes encore inédits.
Depuis 2005, il est conseiller scientifique au Fonds de Recherche du Québec, Société et Culture.
(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https://maykan2.wordpress.com/)
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