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Chronique d’humeur, par Jean-Pierre Vidal…

Publié le 04 octobre 2012 par Chatquilouche @chatquilouche

Art et communication

Alors que des odeurs de plus en plus nauséabondes montent de certaines de nos administrations municipales, que chacun fourbit ses armes pourChronique d’humeur, par Jean-Pierre Vidal… le prochain affrontement politique tout en appelant avec une apparente sincérité à la retenue du ton et au respect de l’autre, tandis que la Base de Bagotville se rappelle à notre bon souvenir tous les jours à l’heure des repas avec ses fracas guerriers, l’automne flamboie, tombent les feuilles, la lumière chante, je demeure.  Cela dit, pour parodier gentiment Apollinaire.

Il reste que je demeure attentif au monde qui nous rappelle peut-être un peu plus son existence les jours où la nature change son visage et ses couleurs.

Mais sortir de sa bulle n’est pas chose aisée quand tout est fait pour nous y ramener, nous y enfermer à double tour médiatique et cybernétique, sans doute pour mieux nous « cibler ».

Heureusement, il reste l’art, cette grande secousse, ce dépaysement, cet appel, l’art qui est tout sauf la forme de communication à laquelle on voudrait le réduire. Parce que l’art est tout entier dans ce que j’appellerais la position d’altérité. Et que la communication telle qu’on nous la propose aujourd’hui n’est, au contraire, qu’un enfermement dans le narcissisme du client que l’on flatte pour mieux lui vendre des choses.

L’héritage grec

Chronique d’humeur, par Jean-Pierre Vidal…
En matière d’art, nous autres, Occidentaux, sommes très certainement encore les descendants des Grecs : non seulement notre idée du beau est-elle toujours tributaire, mutatis mutandis, de la leur, mais la façon dont nous envisageons l’art, sa pratique, sa théorie, sa critique est elle aussi tout entière inscrite dans les problématiques qu’ils ont élaborées à ce sujet. Il n’est que d’ouvrir n’importe quel livre sur le théâtre le plus contemporain pour voir apparaître Aristote, n’importe quel livre sur les arts plastiques ou la littérature pour qu’on y mentionne Platon, fût-ce pour s’en distancier, bien sûr.

Or, c’est cet héritage sans cesse repris, critiqué, reformulé depuis la Renaissance qui se trouve, à mon sens, pour la première fois, complètement évacué depuis le tournant du XXIe siècle. Nous sommes désormais sortis du paradigme grec.

J’en veux pour preuve cet abandon total aujourd’hui de ce qui est au cœur de la pensée grecque, dans tous les domaines, qui nous a donné la démocratie et son pendant langagier, la dialectique : je veux parler ici de cette réciprocité fondamentale qui fait de tout affrontement duel une étreinte presque amoureuse, de tout regard un regard renvoyé, de toute position du sujet un rapport à l’autre. Ce que j’appelais plus haut la position d’altérité.

La clé de ce paradigme de l’altérité réciproque nous est notamment donnée par le mot dont on dit, en Grèce ancienne, l’étranger : « xénos », en effet, qui nous a donné xénophobe, xénogreffe, etc., veut dire non seulement « l’étranger », mais aussi l’« hôte », et qui plus est, dans son double sens inverse de « celui qui reçoit » et de « celui qui est reçu ».

L’art ne communique pas

 Je me suis élevé toute ma carrière contre cette idée reçue que l’art est une forme de communication, quand bien même un peu plus complexe. L’évolution récente de la communication, qu’elle soit médiatique ou simplement privée, me conforte de plus en plus dans cette position.

L’art en effet repose sur ce que j’appellerais la contagion de l’étrangeté. L’art transporte l’étrangeté et la répand comme un virus.   Y compris dans cette autre étrangeté qu’est son public.

Nul artiste véritable n’existe sans cette position préliminaire d’étrangeté qu’il adopte face au monde, devant lequel il doit prendre ce que le théoricien de l’art, Didi-Huberman, appelle une posture « native » : être devant le monde et l’œuvre à faire comme un nouveau-né qui découvre l’étrangeté de l’autre. Et si l’œuvre ne produit pas chez cet autre qui la reçoit un ébranlement qui renouvelle son regard, elle est nulle et non avenue, elle n’existe pas, ce n’est pas de l’art, mais du divertissement dont la fonction est de conforter des certitudes, voire de réconforter des faiblesses ou des fatigues.

Et que fait la communication telle qu’on nous l’impose ? Loin d’ouvrir, elle claquemure.

Ouvrez n’importe quelle chaîne de télévision, qu’y voyez-vous ? Plutôt que le monde, votre regard sur le monde, au lieu du grand corps où nous

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sommes tous pris, le petit nombril de chacun d’entre nous, en lieu et place de la destruction des œillères, leur renforcement.

Et c’est ainsi qu’à RDI, par exemple, Louis Lemieux, d’une voix dégoulinante de chaleur humaine vous annonce des nouvelles de « votre » monde, comme si l’on se foutait des autres mondes. C’est ainsi que les émissions d’information sont de plus en plus squattées, phagocytées, digérées presque par les tweets et les textos qui sont attendus et scrutés bien plus attentivement que les nouvelles.

Parce qu’elle ne se soucie plus d’altérité, mais promeut surtout la vente, la communication actuelle réduit l’homme, le rabougrit, en fait un nain heureux.

Nous sommes partis des Grecs pour arriver chez les réducteurs de têtes.

Certains appellent encore ça le progrès.

Jean-Pierre Vidal

Notice biographique

PH.D en littérature (Laval), sémioticien par vocation, Jean-Pierre Vidal est professeur émérite de l’Université du Québec à Chicoutimi où il a

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enseigné depuis l’ouverture de l’institution, en 1969. Fondateur de la revue Protée, il a aussi été chercheur et professeur accrédité au doctorat en sémiologie de l’Université du Québec à Montréal. Il a d’ailleurs été professeur invité à l’UQAM (1992 et 1999) et à l’UQAR (1997).

Outre de nombreux articles dans des revues universitaires et culturelles, il a publié deux livres sur Robbe-Grillet, un essai dans la collection « Spirale » des Éditions Trait d’union, Le labyrinthe aboli ; de quelques Minotaures contemporains (2004) et deux recueils de nouvelles, Histoires cruelles et lamentables (Éditions Logiques 1991) et, cette année, Petites morts et autres contrariétés, aux éditions de la Grenouillère.  De plus, il vient de publier Apophtegmes et rancœurs, un recueil d’aphorismes, aux Éditions Le Chat Qui Louche.

Jean-Pierre Vidal collabore à diverses revues culturelles et artistiques (Spirale, Tangence, Esse, Etc, Ciel Variable, Zone occupée). Il a préfacé plusieurs livres d’artiste, publie régulièrement des nouvelles et a, par ailleurs, commis un millier d’aphorismes encore inédits.

Depuis 2005, il est conseiller scientifique au Fonds de Recherche du Québec, Société et Culture.

Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https://maykan2.wordpress.com/


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