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Deuil, caprices, chagrin : l’invention de nouvelles « maladies »

Publié le 25 octobre 2012 par Lana
Créé le 24-10-2012 à 18h36- Mis à jour le 25-10-2012 à 11h28 Anne Crignon Par

Le psychiatre américain Allen Frances dénonce la médicalisation de troubles courants comme les colères des enfants, les oublis du grand âge ou la gloutonnerie. Interview.

Combien de précieuses ridicules à l’Association Américaine de Psychiatrie ? La nouvelle version du DSM, manuel de classification des troubles mentaux à vocation internationale, prévu pour mai 2013, est un folklore de nouvelles « maladies ».

Ainsi le « disruptive mood dysregulation disorder » de l’enfant ou « désordre de dérégulation dit d’humeur explosive » (SIC) épingle-t-il désormais crises de rage et gros caprices. Ce « trouble » sera très sérieusement-classé dans les « Désordres dépressifs », où se trouve déjà rangé le « Syndrome dysphorique prémenstruel » – fatigue et mal de ventre accompagnant les règles. Mais par quels tours de passe-passe l’industrie pharmaceutique continue-t-elle de médicaliser progressivement les maux sans gravité, les émotions, les comportements ordinaires ?

Allen Frances, psychiatre américain et illustre président des groupes de travail ayant œuvré à l’élaboration du DSM-IV (1994), observe désormais la pseudoscience de l’Association Amércaine de Psychiatrie pervertir un outil qui devait élever le débat et favoriser la compréhension de l’âme humaine. Entretien.

En quoi la prochaine version du DSM vous semble-t-elle contestable ?

- Le DSM établit la frontière entre ce qui est considéré comme normal et ce qui est considéré comme anormal. Or le DSM-V va considérablement accroitre la part du pathologique et, de ce fait, restreindre la normalité. On s’apprête par exemple à psychiatriser les réactions parfois explosives de l’enfant (« disruptive mood dysregulation disorder »), les oublis liés au grand âge (« minor neurocognitive disorder »), la distraction (« attention deficit disorder »), le chagrin du deuil (« major depressive disorder ») ou la gloutonnerie (« binge eating disorder »). Cette inflation de diagnostics conduit souvent à la surprescription. On en connait les conséquences : risque d’effets secondaires néfastes, stigmatisation des patients indument étiquetés, gaspillage de fonds publics.

Tous les dix ans, 100 nouveaux troubles psychiatriques entrent dans le DSM. N’est-ce pas ridicule ?

- L’histoire du diagnostic psychiatrique est remplie d’engouements et de modes qui se succèdent. Aux Etats Unis, les diagnostics du moment, à la hausse, sont l’autisme, le déficit de l’attention et la bipolarité enfantine. Il y a aujourd’hui plus d’accidents liés à la prescription de drogues légales que d’accidents liés à la consommation de drogues de rue. Il serait peut être temps de contrôler cette inflation et la surmédicalisation qui en découle.

Pensez-vous que le premier DSM, en 1951, un modeste cahier à spirale sans rapport avec l’énorme volume contemporain, aurait pu suffire ?

- Non. Les psychiatres qui l’utilisaient ne pouvaient en aucun cas se mettre d’accord sur un même diagnostic. Le DSM III paru en 1980 a été très utile car il favorisait la justesse des diagnostics. Il a été progressivement détourné de son usage sous la pression agressive des fabricants de psychotropes et du disease mongering – l’invention de maladies. L’industrie pharmaceutique a compris que la meilleure façon de pousser à la consommation est de convaincre que de plus en plus de gens sont frappés par un trouble mental. C’est bon pour les actionnaires ; bien moins pour les gens qui avalent des comprimés inutiles.

Avec un guide aussi directif et tant de listes de symptômes, les médecins ne risquent- ils pas le formatage de leur pensée et l’extinction de cette chose précieuse qu’est l’intuition ?

- Le DSM est très utile, à vrai dire essentiel. Mais seulement pour les psychiatres compétents. Nous avons besoin de définir les grandes lignes d’une maladie et d’en établir les symptômes. Cela facilite la discussion clinique, la recherche, et le choix du traitement. Mais le DSM n’a pas à faire l’objet d’un culte quasi biblique. Et surtout pas à devenir un recueil de symptômes à cocher, rédigé dans un jargon technique et vidé de la poésie inhérente aux différences et à l’expérience humaines. Connaitre les critères du DSM – ou de la CIM (classification internationale des maladies, équivalent du DSM à l’Organisation Mondiale de la Santé, NDLR) – est nécessaire pour être un bon clinicien mais en aucun cas suffisant.

C’est l’Association Américaine de Psychiatrie qui rédige ce manuel. Vous qui connaissez cet aréopage, qu’en pensez-vous ?

- L’APA a géré en dépit du bon sens la préparation du DSM-V. Ses objectifs ont été fixés avec une ambition tout à fait irréaliste – il s’agissait même d’opérer un changement de paradigme en psychiatrie. Son élaboration a été secrète, fermée et incroyablement désorganisée. L’APA est une faction qui ne représente que 7 % des professionnels de la santé mentale aux Etats- Unis. Ses experts en conflit d’intérêt sont laissés libres de promouvoir leur diagnostic préféré en dépit d’un fort désaccord extérieur. Cette coterie a favorisé ses intérêts au mépris de celui du grand public : c’est la preuve qu’elle n’est plus capable d’être le gardien des valeurs du diagnostic psychiatrique.

Propos recueillis par mail et traduits par Anne Crignon

(DSM Diagnostical and statistical manual of mental disorders, 384 pages, version française aux éditions Elsevier-Masson)

http://tempsreel.nouvelobs.com/le-dossier-de-l-obs/20121024.OBS6819/deuil-caprices-chagrin-l-invention-de-nouvelles-maladies.html


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