DES HERITAGES ENCOMBRANTS
« L’hégémonie culturelle de la classe dominante agit par le biais de l’État et de ses outils culturels hégémoniques (écoles, médias, etc.) pour produire une adoption par la classe dominée des intérêts de la classe dominante. L’hégémonie culturelle décrit donc l’ensemble des processus de production du consensus en faveur des classes dominantes. »
Saïd Bouamama fait appel à Gramsci pour expliciter cette domination et ses mécanismes.
Michel Peyret
Les fondements historiques et idéologiques du racisme « respectable » de la « gauche » française
par Saïd Bouamama
Prise de position en faveur d’une loi sur le foulard à l’école en 2004, soutien plus ou moins assumé et plus ou moins net aux interventions impérialistes en Afghanistan, en Irak, en Lybie, thématique de l’intégration pour penser les questions liées à l’immigration, approche dogmatique de la laïcité découplée des enjeux sociaux, etc.
Ces quelques exemples contemporains de positions d’organisations et de partis se réclamant de la « gauche » et même de « l’extrême gauche », font écho à d’autres plus lointains : absence ou dénonciation ambiguë de la colonisation, absence ou ambigüité du soutien aux luttes de libérations nationales dans la décennie 50, silence assourdissant pendant des décennies sur les massacres coloniaux de la conquête au 17 octobre 1961 en passant par les crimes de Madagascar (1947), du Cameroun (1955-1960), etc.
Les constantes sont telles entre hier et aujourd’hui, qu’il nous semble nécessaire d’en rechercher les causes idéologiques et matérielles. Il existe des héritages encombrants qu’il convient de rendre visible, faute de quoi les reproductions des mêmes pièges idéologiques se déploient et aboutissent aux mêmes cécités et aux mêmes impasses politiques.
Une hégémonie culturelle assise depuis le 19ème siècle
L’hégémonie culturelle est un concept proposé par Antonio Gramsci pour décrire la domination culturelle des classes dominantes.
Le concept s’inscrit dans l’analyse des causes du non développement des révolutions annoncées par Marx pour les pays industrialisés d’Europe en dépit de la vérification des conclusions économiques de Marx (crise cycliques, paupérisation de la classe ouvrière, etc.).
L’hypothèse de Gramsci est que cet « échec » des révolutions ouvrières est explicable par l’emprise de la culture de la classe dominante sur la classe ouvrière et ses organisations. La classe dominante domine certes par la force mais aussi par un consentement des dominés culturellement produit.
L’hégémonie culturelle de la classe dominante agit par le biais de l’État et de ses outils culturels hégémoniques (écoles, médias, etc.) pour produire une adoption par la classe dominée des intérêts de la classe dominante. L’hégémonie culturelle décrit donc l’ensemble des processus de production du consensus en faveur des classes dominantes.
La radicalité des luttes de classes dans l’histoire française (Révolution antiféodale radicale en 1789-1793, Insurrection de juillet 1830, Révolution de février 1848, et enfin et surtout la Commune de Paris) a amené la classe dominante à comprendre très tôt que son pouvoir ne pouvait pas être assuré uniquement par la force des armes et de la répression (ce que Gramsci appelle la domination directe).
Le processus de construction d’un « roman national » fut mis en œuvre afin d’assurer l’hégémonie culturelle de la classe dominante (domination indirecte). Les ingrédients de ce roman national sont essentiellement la diffusion de « légendes nationales » : pensée des Lumières, Révolution française et Déclaration des droits de l’homme, école républicaine et laïcité, etc.
À la différence du mythe, la légende s’appuie sur quelques faits historiques identifiables qui sont absolutisés. La mise en légende se réalise par occultation des contradictions et enjeux sociaux, négation de l’histoire et transformation de résultats historiques (avec leurs contradictions, leurs limites, etc.) en caractéristiques permanentes et spécifiques de la « francité », du « génie français », de la « spécificité française », du « modèle français », etc.
Le processus de construction d’un « roman national » fut mis en œuvre afin d’assurer l’hégémonie culturelle de la classe dominante
L’objectif de l’hégémonie culturelle étant de produire du consensus en faveur des classes dominantes, c’est bien entendu à l’intention des classes dominées et de leurs organisations que sont produites et diffusées les légendes nationales (modèle français de laïcité, modèle français d’intégration, pensée des Lumières comme caractéristique typiquement « française », abrogation de l’esclavage comme volonté de l’état français et non comme résultat de la lutte des esclaves, colonisation française posée comme différente des autres dans ses aspects « humanitaires » et « civilisateurs », etc.).
La question n’est donc pas celle du jugement des faits, des hommes et des opinions de la pensée des lumières ou de la Révolution française par exemple. Ces événements et ses pensées sont inscrits dans l’histoire et les hommes de ces périodes ne pouvaient penser le monde qu’avec les données de leurs époques.
En revanche le maintien d’une approche non critique, non historicisée, essentialisée, etc. de ces processus historiques est à interroger dans ses causes et dans ses effets désastreux contemporains.
Sans cette approche critique, les légendes de la classe dominante s’inscrivent comme données d’évidence dans les lectures de la réalité contemporaine, deviennent des représentations sociales qui déforment la réalité, produisent des logiques de pensées qui empêchent de saisir les enjeux sociaux et les contradictions sociales. Sans être exhaustif abordons deux des légendes de l’hégémonie culturelle construite au 19ème siècle et qui ont fortement imprégnées les organisations de « gauche ».
L’absolutisation de la pensée des Lumières et de la Révolution française
Les Lumières désignent un courant d’idées philosophiques en Europe qui a connu son apogée au dix-huitième siècle. Ce courant se caractérise par un appel à la rationalité et le combat contre l’obscurantisme. En libérant l’homme de l’ignorance et de la superstition, il s’agit de le faire penser par lui-même et ainsi de le faire devenir adulte.
Ces dimensions communes aux différents philosophes des Lumières n’empêchent pas son hétérogénéité. La philosophie des Lumières est parcourue de « courants » correspondant aux intérêts sociaux divers de l’époque. L’absolutisation de la pensée des Lumières commence ainsi par l’homogénéisation d’une pensée contradictoire. Mais la philosophie des Lumières est également bornée historiquement.
Elle se déploie, non pas comme logique pure, mais comme logique de pensée inscrite dans une époque précise.
C’est d’ailleurs la première critique qui lui est faite par Marx et Engels qui veillent à la mettre en correspondance avec les intérêts sociaux qui la suscitent et la portent : « Les philosophes français du XVIIIe siècle, eux qui préparaient la Révolution, en appelaient à la raison comme juge unique de tout ce qui existait. On devait instituer un État raisonnable, une société raisonnable ; tout ce qui contredisait la raison éternelle devait être éliminé sans pitié. Nous avons vu également que cette raison éternelle n’était en réalité rien d’autre que l’entendement idéalisé du citoyen de la classe moyenne, dont son évolution faisait justement alors un bourgeois. Or, lorsque la Révolution française eut réalisé cette société de raison et cet État de raison, les nouvelles institutions, si rationnelles qu’elles fussent par rapport aux conditions antérieures, n’apparurent pas du tout comme absolument raisonnables. L’État de raison avait fait complète faillite » [1].
Les droits de l’Homme pour leur part sont caractérisés comme les droits d’un homme abstrait, d’un homme bourgeois, d’un homme égoïste : « L’homme réel n’est reconnu que sous l’aspect de l’individu égoïste et l’homme vrai que sous l’aspect du citoyen abstrait » [2].
Depuis cette première critique de l’universalisme des Lumières, d’autres sont venues la compléter : la critique féministe a souligné « les présupposés androcentriques, racistes, économiques et anthropologiques de la philosophie européenne du siècle des Lumières » [3] ; le caractère ethnocentrique de la pensée des Lumières a également été dénoncé en soulignant que « là où nous lisons « homme », « humanité », « citoyenneté », c’est de l’humanité blanche et européenne que nous parlent les Lumières. Certes, dans les Lumières pourtant les premières lueurs de nos valeurs. À condition d’ignorer la traite, la négritude, l’esclavage » [4].
L’universalisme des lumières apparaît ainsi très peu universel que ce soit à l’interne (universalisme masculin du droit de vote jusqu’à l’après seconde guerre mondiale, universalisme excluant les ouvriers du droit de vote jusqu’en 1848) et à l’externe (code noir, code de l’indigénat, etc.).
Au travers de l’absolutisation de la pensée des Lumières et de la Révolution française, la classe dominante vise à présenter l’histoire française comme n’étant pas le résultat des affrontements sociaux mais comme résultat du déploiement d’un « génie » et/ou d’une « spécificité » française transversal aux différentes classes sociales.
Il y aurait ainsi des caractéristiques proprement françaises qui situeraient cette nation au dessus des autres, en avance sur les autres, en avant-garde de l’émancipation et de la civilisation. Bref il s’agit de produire un complexe chauvin pour canaliser les luttes sociales à un moment où se déployait la colonisation violente du monde.
L’offensive idéologique visant à ancrer l’idée d’une exceptionnalité/supériorité française est tout azimut et a malheureusement en grande partie réussie. Voici comment par exemple Karl Marx raille la prétention de la « gauche française » à l’exceptionnalité linguistique et républicaine :
« Les représentants (non ouvriers) de la « Jeune France » soutenaient que toutes les nationalités et les nations étaient des « préjugés surannés ». Stirnérianisme proudhonisé : on répartit tout en petits « groupes » ou « communes » qui forment ensuite une « association » et non pas un état. Et tandis que se produit cette individualisation de l’humanité et que se développe le « mutualisme » adéquat, l’histoire des autres pays doit suspendre son cours et le monde entier attendra que les Français soient mûrs pour faire une révolution sociale.
Alors ils effectueront sous nos yeux cette expérience, et le reste du monde, subjugué par la force de l’exemple, fera de même. (...) Les Anglais ont bien ri quand j’ai commencé mon discours en disant que notre ami Lafargue et ceux qui avec lui supprimaient les nationalités, s’adressaient à nous en français, c’est-à-dire une langue que les 9/10e de l’assistance ne comprenaient pas. Ensuite, j’ai signalé que Lafargue, sans s’en rendre compte, entendait apparemment par négation des nationalités leur absorption par la nation française modèle » [5].
L’universalisme des Lumières apparaît ainsi très peu universel que ce soit à l’interne : universalisme masculin du droit de vote, etc. [ou] à l’externe : le code noir, le code de l’indigénat, etc.
La construction du consensus colonialiste
L’offensive idéologique de la classe dominante a créé l’espace mental qui a permis la colonisation. L’image des autres cultures et civilisations diffusée par la pensée des Lumières et amplifiée par la Troisième République, de même que l’idée d’être l’avant-garde de l’humanité ont préparé les esprits à la conquête : « il existe un espace mental qui, d’une certaine façon, préexiste à l’instauration de l’ordre colonial, espace essentiellement composé de schèmes de pensées à travers lesquels est reconstruite la coupure entre les occidentaux et les Autres – les schèmes Pur/Impur, Bien/Mal, Savoir/Ignorance, Don d’Amour/Besoin d’Amour. La perception de l’Autre comme un être dans l’enfance de l’humanité, confiné aux ténèbres de l’ignorance comme l’incapacité à contenir ses pulsions informe la pensée coloniale et la connaissance anthropologique » [6].
De fait l’opposition aux guerres de conquêtes coloniales fut à la fois faible et tardive. Les quelques voix anticoloniales comme celles de Georges Clémenceau et de Camille Pelletan restent isolées et marginales. L’imprégnation coloniale est profonde comme en témoigne le rapport adopté à l’unanimité au congrès interfédéral d’Afrique du Nord du parti communiste en septembre 1922 : « L’émancipation des indigènes d’Algérie ne pourra être que la conséquence de la révolution en France (…). La propagande communiste directe auprès des indigènes algériens est actuellement inutile et dangereuse. Elle est inutile parce que les indigènes n’ont pas atteint encore un niveau intellectuel et moral qui leur permette d’accéder aux conceptions communistes. (…). Elle est dangereuse (…) parce qu’elle provoquerait la démission de nos groupements » [7].
Certes ces positions furent condamnées par la direction du PCF et peu après les militants communistes donnaient un exemple d’internationalisme dans l’opposition à la guerre du Rif en 1925, mais leur simple existence témoigne de l’imprégnation de l’imaginaire colonial jusque dans la gauche la plus radicale de l’époque. Le reste est connu : abandon du mot d’ordre d’indépendance nationale à partir du Front populaire, promotion de l’Union française après 1945, vote des pouvoirs spéciaux en 1956. En dépit de ces positions, le PCF a été le seul à avoir eu des périodes anticolonialistes conséquentes. La S.F.I.O. pour sa part est ouvertement colonialiste : « à l’exception de quelques individualités « anticolonialistes », la majorité du parti socialiste s’est ralliée à l’idée d’une colonisation « humaine, juste et fraternelle » et refuse de soutenir les nationalismes coloniaux qui attisent la haine des peuples, favorisent les féodaux ou la bourgeoisie indigène » [8].
Des héritages encombrants toujours agissants
Au cœur de la pensée des Lumières puis du discours colonial se trouve une approche culturaliste clivant le monde en civilisations hiérarchisées, expliquant l’histoire et ses conflits en éliminant les facteurs économiques et justifiant les interventions militaires « pour le bien » des peuples ainsi agressés. Il s’agit ainsi d’émanciper l’autre malgré lui et si nécessaire par la violence. C’est ce que nous avons appelés dans d’autres écrits le « racisme respectable » c’est-à-dire un racisme ne se justifiant pas « contre » le racisé mais s’argumentant de grandes valeurs censées l’émanciper.
Force est de constater que cette logique de raisonnement est loin d’avoir disparu dans la « gauche » française. Elle a même été étendue en dehors des questions internationales puisqu’elle agit également en direction des questions liées aux français issus de la colonisation. Donnons quelques exemples. Le premier est celui de la logique intégrationniste encore présente fortement à « gauche ». Cette logique relève entièrement du culturalisme binaire portée par la pensée des lumières. Les difficultés subies par les citoyens issues de la colonisation, qu’ils soient français ou étrangers, ne sont pas expliquées dans l’intégrationnisme par les inégalités qu’ils subissent ou leurs conditions matérielles d’existence. Ce sont au contraire des facteurs culturels qui sont mis en avant : obstacles culturels à l’intégration, intégration insuffisante, islam comme contradictoire avec la république et la laïcité, inadaptation culturelle, etc.
Il s’agit ainsi d’émanciper l’autre malgré lui et si nécessaire par la violence. C’est le « racisme respectable », ne se justifiant pas « contre » le racisé mais s’argumentant de grandes valeurs censées l’émanciper
Dès lors les objectifs de l’action ne sont pas l’éradication des inégalités mais la transformation des personnes c’est-à-dire qu’il s’agit de les civiliser en les assimilant. Ce n’est pas un hasard si le terme d’intégration est vomi dans les quartiers populaires et perçu comme une agression. C’est ce qu’Abelmalek Sayad appelle le « chauvinisme de l’universel » comme l’a été celui des Lumières : « [Les enfants de parents immigrés seraient] alors, selon une représentation commode, sans passé,sans mémoire, sans histoire (…), et par la même vierge de tout, facilement modelables, acquis d’avance à toutes les entreprises assimilationnistes, même les plus éculées, les plus archaïques, les plus rétrogrades ou, dans le meilleur des cas, les mieux intentionnées, mues par une espèce de « chauvinisme de l’universel » » [9].
Si la droite est globalement dans ce que Sayad nomme les entreprises « éculée », la « gauche » est encore fortement dans de qu’il nomme le « chauvinisme de l’universel ». Ces deux approches recoupent celles entre « colonisation violente » et « colonisation humanitaire » de l’époque coloniale. Elles sont basées sur une coupure binaire entre deux entités homogénéisées (un « Nous » homogène face à un « Eux » homogène) qui est une autre des caractéristiques de l’ethnocentrisme des Lumières puis du discours colonial et qui ne cesse de s’entendre aujourd’hui dans les discours sur le communautarisme ou le « repli communautaire ». Écoutons encore Sayad sur le processus d’homogénéisation : « Au fond ne s’autorise-t-on pas du préjugé identifiant les uns aux autres tous les immigrés d’une même nationalité, d’une même ethnie, ou d’un groupe de nationalité (les Maghrébines, les Africains noirs, etc.), pour faire passer dans la réalité et pour mettre en œuvre dans la pratique, en toute légitimité et en toute liberté, l’illusion communautaire ? Ainsi la perception naïve et très ethnocentrique qu’on a des immigrés comme étant tous semblables, se trouve au principe de cette communauté illusoire » [10]. Sayad parle ici des immigrés mais la logique est en œuvre pour les français issus de la colonisation. De même l’homogénéisation s’est étendue aux « musulmans ».
Lorsque les membres du « Eux » ne perçoivent pas leurs intérêts, il convient de les émanciper malgré eux. Cette logique a justifié autant les guerres coloniales hier, les agressions impérialistes contemporaines comme celle d’Afghanistan par exemple au plan externe et la loi d’interdiction du foulard à l’école en 2004 au plan interne. Hier comme aujourd’hui elle est présente, bien sur à droite, mais également à « gauche ». C’est pour émanciper qu’il fallait coloniser, c’est pour libérer les femmes afghane qu’il fallait intervenir militairement en Afghanistan, c’est la libération de la femme qu’il fallait pour instaurer une police des habits. L’héritage est pesant et agissant. Il forme un obstacle épistémologique à la compréhension des enjeux économiques et politiques du monde contemporain et des luttes sociales qui le caractérise.
Les difficultés subies par les citoyens issues de la colonisation ne sont pas expliquées dans l’intégrationnisme par les inégalités qu’ils subissent. ce sont au contraire des facteurs culturels qui sont mis en avant
Prenons un dernier exemple dans les révolutions qui ont secoué la Tunisie et l’Égypte. Elles ont massivement été saluées comme signe positif par l’ensemble de la gauche. Il restait à les caractériser et de manière significative ont fleurit des expressions les comparant à 1789 : « le 1789 du monde arabe ». De nouveau l’étalon reste la France comme le raillait déjà Marx il y a plus d’un siècle. L’historien Pierre Serna commente : « Non la Tunisie n’est pas en 1789 ! Par pitié que l’on cesse d’instrumentaliser l’Histoire en mesurant l’histoire du monde à l’aune de l’histoire de France. La posture consciente ou non de Jean Tulard, dans Le Monde du 18 janvier, qui consiste à considérer les Tunisiens en face de leur 1789, relève d’une lecture post-colonialiste insultante au pire, condescendante au mieux. Les tunisiens auraient 220 ans de retard sur l’histoire de France et découvriraient enfin les vertus de la liberté conquise. Eh bien non ! La liberté n’est acquise pour nul peuple, et à leur façon les français doivent lutter pied à pied pour leurs anciennes conquêtes en ces temps de recul systématique du pacte républicain. C’est nous qui devons apprendre des Tunisiens et non le contraire. Nous sommes restés dans un 1789 mental, mythifié et figé. Les Tunisiens eux sont bien en 2011 » [11].
L’insulte ou la condescendance, le paternalisme, le maternalisme ou le fraternalisme d’une part et la condamnation indignée d’autre part, la diabolisation ou l’infantilisation, etc. sont des attitudes politiques extrêmement fréquentes à « gauche » et même à « l’extrême-gauche » dans les analyses sur les quartiers populaires et leurs habitants. Elles ont été présentes au moment des débats sur la loi d’interdiction du foulard à l’école, lors des révoltes des quartiers populaires en novembre 2005, au cours des multiples débats sur la revendication d’une régularisation de tous les sans-papiers, etc. Elles sont présentes également dans les commentaires des résultats électoraux en Tunisie et en Égypte comme elles l’étaient au moment des agressions contre l’Irak, l’Afghanistan ou la Libye.
Dans notre approche matérialiste, les penseurs des Lumières sont le résultat de leur époque, de son état des savoirs et de ses limites historiques. Le regard non critique et dogmatique sur la pensée des Lumières est depuis bien longtemps une arme des classes dominantes et un héritage encombrant pour les dominés. ■
Notes :
[1] Friedrich Engels, Socialisme utopique et Socialisme scientifique, Éditions sociales, Paris, 1950, p. 35.
[2] Abdelmalek Sayad, « Le mode de génération des générations immigrées », Migrants-formation, n° 98, septembre 1994, p. 14.
[3] Jennifer Chan-Tiberghien, « La participation féministe au mouvement altermondialiste : Une critique de l’Organisation Mondiale du Commerce », Recherches Féministes, volume 17, n° 2, 2004, p. 199.
[4] Louis Sala-Molins, « Le Code Noir, Les Lumières et Nous », dans Valérie Lange-Eyre (dir), Mémoire et droits humains : Enjeux et perspectives pour les peuples d’Afrique, Éditions d’En Bas, Lausanne, 2009, p. 38.
[5] Karl Marx, « Lettre à Friedrich Engels du 20 juin 1866 », Correspondances, tome VIII, Éditions sociales, Paris, 1981.
[6] Eric Savarèse, L’ordre colonial et sa légitimation en France métropolitaine : oublier l’autre, L’Harmattan, Paris, 1998, p. 134.
[7] Cité dans René Galissot, « Sur les débuts du communisme en Algérie et en Tunisie : socialisme colonial et rupture révolutionnaire », dans Collectif, Mélanges d’histoire sociale offerts à Jean Maitron, Éditions ouvrières, Paris, 1976, p. 101.
[8] Philippe Dewitte, Les mouvements nègres en France, 1919-1939, L’Harmattan, Paris, 1985, p. 62.
[9] Abdelmalek Sayad, « Le mode de génération des générations immigrées », Migrants-formation, n° 98, septembre 1994, p.14.
[10] Abdelmalek Sayad, « Le foyer des sans-familles », dans L’immigration et les paradoxes de l’altérité, De Boeck Université, Paris-Bruxelles, 1991, pp. 91-92
[11] Pierre Serna, Les tunisiens ne sont pas en 1789 ! ou impossible n’est pas tunisien, Institut d’histoire de la révolution française, Université Panthéon-Sorbonne.