L’âme des bêtes
« Oublie pas, Guillaume, les bêtes ont une âme… »
Un dernier conseil à son petit-fils. Quinze ans, c’est peut-être un peu jeune pour lui confier la responsabilité du musée, se dit Madame Thérèse.
Ce fameux petit musée qui fait sa fierté et qui, au village, à part les sentiers de la montagne, constitue tout de même la seule attraction touristique digne de ce nom. Quinze ans… Après tout dans son temps, à cet âge…« Bon, j’te fais confiance, Guillaume. »
Déjà une heure que la grand-mère est partie. Un enterrement dans le Bas-du-Fleuve, une sœur, une cousine, il ne sait plus. Peu importe, sans doute une vieille dame qu’il ne connaît même pas. De toute façon, il s’en fout. Il s’est juré qu’il ne passerait pas la fin de semaine à se morfondre. D’autant plus que les jours qui viennent s’annoncent plutôt tranquilles. Novembre n’a jamais été un mois record pour les visiteurs, et puis « avec le temps qu’y fait, ça prendrait ben un fou pour s’aventurer jusqu’ici, un fou ou ben mes chums, Ricky pis Jonathan. D’ailleurs, y devraient déjà être ici. »
Le musée de sa grand-mère, ça fait tellement longtemps qu’il n’y a pas mis les pieds. Une petite visite s’impose. « Et pourquoi pas, se dit Guillaume, débuter cette visite en fumant un p’tit joint, histoire de se mettre dans l’ambiance ? » Une touche, deux touches, trois touches… Ce n’est pas la première fois qu’il fume et pourtant, cette fois encore, la boucane le fait tousser. C’est donc un peu sonné qu’il amorce sa tournée.
Héron, butor, buse pattue, harfang des neiges, plongeon huard, grand-duc d’Amérique, balbuzard pêcheur, pic maculé, chevalier solitaire… Pendant que dehors le vent souffle à en écorner les bœufs, pendant que la pluie vient frapper aux fenêtres, la visite se poursuit.
Musaraigne pygmée, taupe étoilée, chauve-souris brune, souris sauteuse, souris à pattes blanches, campagnol, tamia rayé, écureuil roux, écureuil gris, grand polatouche, hermine, belette, rat musqué, loutre et pékan… Lynx, raton laveur, castor, porc-épic, carcajou, cerf, ours noir et caribou… Tous ces animaux parqués dans une même salle lui donnent vite le tournis.
« Oublie pas, Guillaume, les bêtes ont une âme », a dit sa grand-mère.
« Une âme ? En tout cas, pas ici, dans cette assemblée d’animaux figés dans des poses, d’animaux qui font semblant d’êtr’ vivants », se dit le garçon.
Dehors, le temps s’agite. « Méchante tempête », se dit Guillaume qui, tout à coup, se sent bien seul au milieu de toute cette faune à plume et à poil. Un autre p’tit joint pour se détendre en attendant ses chums ? Pourquoi pas ? Une touche, deux touches, trois touches… Et c’est à ce moment qu’il aperçoit sur le mur, devant lui, juste au-dessus de sa tête, la bête. Le poil lustré, le panache imposant, le port de tête majestueux. Justement, c’est tout ce qui lui reste à cette pauvre bête, sa tête, et cette tête, de son regard placide l’interpelle.
« Ben oui, c’est lui, l’orignal que mon père avait trimballé dans l’village sus l’toit d’son pick-up. C’est lui l’gros mâle qui lui avait fait gagner le premier prix du concours de panaches. Une chance que la grand-mère a jamais su ! Elle qui déteste toutes ces coutumes-là. »
Soutenant le regard de la bête, Guillaume se sent soudain mal à l’aise, éclate d’un rire nerveux, et se trouve, du même coup, ridicule.
C’est qu’il y a dans ce regard…
« Ben voyons, man, comme dirait Ricky, tu vas quand même pas t’ mettre à freaker devant une bête empaillée. Regarde-le bien dans les yeux. C’t’orignal-là, y’a même pu une étincelle de vie dans le regard. »Dehors, le temps s’affole. Un coup de vent soudain et c’est le noir total. Rien pour rassurer notre jeune homme, mort de peur au milieu de cette assemblée de bêtes, piégées par toutes ces odeurs animales qui l’obligent à retenir son souffle. Et puis, tout à coup, ploc ! Voilà que quelque chose de petit et de dur choit sur le plancher, et roule jusqu’à ses pieds…
La lumière revient. Dans la pièce à nouveau éclairée, Guillaume hésite, se ressaisit, puis, enfin, risque un regard : d’abord à l’œil de verre qui git à ses pieds, et à l’orignal devenu borgne qui, cette fois, trône en maître au-dessus de sa tête et l’observe avec intensité du fond de son œil absent.
Notice biographique :
Claude-Andrée L’Espérance a étudié les arts plastiques à l’Université du Québec à Chicoutimi. Fascinée à la
fois par les mots et par la matière, elle a exploré divers modes d’expression, sculpture, installation et performance, jusqu’à ce que l’écriture s’affirme comme l’essence même de sa démarche. En 2008 elle a publié à compte d’auteur Carnet d’hiver, un récit repris par Les Éditions Le Chat qui louche et tout récemment Les tiens, un roman, chez Mémoire d’encrier. À travers ses écrits, elle avoue une préférence pour les milieux marins, les lieux sauvages et isolés, et les gens qui, à force d’y vivre, ont fini par en prendre la couleur. Installée aux abords du fjord du Saguenay, en marge d’un petit village forestier et touristique, elle partage son temps entre sa passion pour l’écriture et le métier de cueilleuse qui l’entraîne chaque été à travers champs et forêts.(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https://maykan2.wordpress.com/)
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