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Canal Plus et le Conseil Constitutionnel : le droit de la concurrence s’en souviendra

Publié le 30 octobre 2012 par Copeau @Contrepoints

La Question Prioritaire de Constitutionnalité de Canal Plus / Vivendi aura eu le mérite de poser de très importantes questions qui ont révélé certaines conceptions liées au droit de la concurrence. La confiance dans le marché semble totalement rompue et la régulation est validée dans tous ses aspects, techniques comme idéologiques.
Par Thibault Schrepel.

Canal Plus et le Conseil Constitutionnel : le droit de la concurrence s’en souviendra

Le 30 août 2006, le ministre de l'Économie, après avis favorable du Conseil de la concurrence (devenu Autorité de la concurrence en 2008), autorisait la prise de contrôle de TPS et CanalSatellite par les groupes Canal Plus et Vivendi. Cette autorisation était assortie du respect de 59 engagements visant principalement à préserver la concurrence sur le marché. Le 20 septembre 2011, à la surprise générale, l'Autorité de la concurrence constatait que les parties n'avaient pas respecté 10 de ces engagements. Était alors retirée l'autorisation de réaliser l'opération. À la suite d’une nouvelle procédure de négociation avec l'Autorité de la concurrence, les groupes Canal Plus et Vivendi ont saisi le Conseil Constitutionnel d'une Question Prioritaire de Constitutionnalité (dite "QPC") afin de faire juger de la conformité de certaines dispositions du Code de commerce à la Constitution.

La décision du 12 octobre 2012 du Conseil Constitutionnel a deux apports :

  • (i) elle juge conforme à la Constitution française le pouvoir de l'Autorité de la concurrence française de retirer son autorisation de concentration en cas de non-respect des engagements pris par les parties, et
  • (ii) elle juge également conformes les dispositions du Code de commerce relatives à la composition, aux règles de délibération et aux modalités de saisine de l'Autorité de la concurrence.

Cette décision est révélatrice de la volonté d'affirmer le rôle régulateur de l'Autorité de la concurrence en instrumentalisant par ailleurs le droit de la concurrence à mauvais escient. Nous reviendrons donc sur les deux apports de cette décision qui marquera le droit de la concurrence français.

Le pouvoir de l'Autorité de la concurrence de retirer des autorisations de concentration

Le raisonnement du Conseil Constitutionnel ne semble, sur ce point, que peu contestable. Le fondement de sa décision appelle lui à plus de retenue.

Dans un premier temps, le Conseil Constitutionnel rappelle que toute limitation à la liberté d'entreprendre, assurée par l'article 4 de la Constitution de 1789, doit être justifiée par une exigence constitutionnelle ou par un motif d'intérêt général. Il rappelle dans un second qu’une limitation à cette liberté ne doit pas engendrer d'atteinte disproportionnée au regard de l'objectif poursuivi, en l'occurrence celui d’assurer un libre marché. Or, le Conseil Constitutionnel constate que le pouvoir de retrait d'une autorisation de concentration de l'Autorité de la concurrence n'existe que lorsque son feu vert a été donné sous réserve du respect d'engagements. De plus, l'Autorité de la concurrence dispose "seulement" d'un délai de 5 ans pour exercer ce pouvoir. Enfin, sa décision de retrait peut faire l'objet d'un recours juridictionnel. Le Conseil Constitutionnel souligne ainsi qu'un tel pouvoir est nécessaire et proportionnel afin d'assurer le respect des injonctions, prescriptions ou engagements dont sont assorties des autorisations de concentration.

Les sociétés Canal Plus et Vivendi avançaient qu'un tel pouvoir de l'Autorité de la concurrence portait une atteinte disproportionnée à la liberté d'entreprendre. Il convient cependant de noter que dans certains cas, l'Autorité de la concurrence retire après plusieurs années l’exigence de respect d’engagements qu'elle avait imposé. Il nous semble qu’elle doit ainsi être capable d'agir dans les deux sens. Si le législateur juge que la prise d'engagements est nécessaire au respect de la libre concurrence, il est logique qu'il dote cette Autorité Administrative indépendante des moyens nécessaires permettant d'assurer leur respect.

En réalité, ce n'est pas ce pouvoir qui porte atteinte à la liberté d'entreprendre, mais celui dont dispose l'Autorité de la concurrence de pouvoir exiger des engagements afin de réaliser l'opération de concentration.

Comme nous le décrivions déjà dans un article précédent, un tel pouvoir met en exergue les faiblesses des dispositions du Code de commerce relatives à la libre concurrence. C’est une surveillance des agissements de la nouvelle entité créée qui devrait être privilégiée. Le contrôle serait alors postérieur à l’opération de concentration. Cette solution sera bien plus respectueuse de la liberté d’entreprendre. Repenser certains articles de notre Code de commerce, - plus facile à dire qu'à faire, avouons-le - permettrait d'éviter de poser d'importantes barrières à cette liberté des entreprises. Le système actuellement en place exige de longues procédures de négociation avec l'Autorité de la concurrence, des procédures très coûteuses. Il établit également une limitation a priori des libertés des personnes morales engagées dans le processus. Il n’est pas démontré qu'un tel mécanisme soit le plus efficient et il n'est en tout état de cause certainement pas le plus respectueux de la liberté d'entreprendre.

L'article 4 de la Constitution assure que « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société, la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi. » L'Autorité de la concurrence, en imposant dans certains cas le respect d'engagements voire en interdisant une opération, c’est-à-dire en bornant la liberté d’entreprendre, juge ainsi qu'une concentration d'entreprise nuit au marché plus qu'elle n'y bénéficie. Voilà une analyse qui soulèverait les boucliers des écoles de Chicago et Harvard, pour une fois réunies. Pour mémoire, les États-Unis adoptaient une approche similaire dans l’affaire Brown Shoe Company v. United States en 1962, une solution depuis abandonnée. Passons.

La conformité à la Constitution du fonctionnement de l’Autorité de la concurrence

Les sociétés Canal Plus et Vivendi dénonçaient également les confusions de genres pouvant intervenir dans cette affaire, en raison de la composition même de l'Autorité de la concurrence. Cette dernière est en effet juge et partie dans une opération de concentration d'entreprises. Elle négocie les engagements que l'entreprise devra adopter afin de préserver la concurrence sur le marché, et finalement, décide de l'autorisation ou non de l'opération.

De plus, lorsque l'Autorité de la concurrence décide du retrait de l'autorisation de concentration, comme c'est le cas dans l'affaire ici commentée, deux choix s'offrent à l'entreprise (au terme de l'article L. 430-8 du Code de commerce) :

  • (i) notifier à nouveau l'opération dans un délai d'un mois en présentant de nouveaux engagements (solution préférable afin d'éviter un nouveau refus de l'Autorité qui vient de retirer son autorisation), ou,
  • (ii) renoncer à présenter de nouveaux engagements ce qui annule rétroactivement l'opération (avec des conséquences désastreuses, une situation en réalité inenvisageable).

L'Autorité de la concurrence est donc à nouveau juge et partie, retirant son autorisation dans un premier temps, négociant de nouveaux engagements dans un second, et jugeant d'une éventuelle nouvelle autorisation dans un troisième. Que cela est ambigu. Sur ce point, le Conseil Constitutionnel valide l'organisation de l'Autorité de la concurrence en rappelant les dispositions de l'article L. 461-1 du Code de commerce qui détaillent sa composition. Chacune d'entre elles est conforme à la Constitution et le Conseil Constitutionnel renvoie alors la balle dans le camp du Conseil d'État. Ce dernier devra se prononcer sur le respect effectif des "principes d'indépendance et d'impartialité indissociables de l'exercice de pouvoirs de sanction par une autorité administrative indépendante". On reste sur notre faim.

Enfin, le Conseil Constitutionnel se prononce sur le fait que le Collège de l'Autorité de la concurrence (organe au sein de l’Autorité de la concurrence qui va en pratique décider de retirer l’autorisation) puisse se saisir d'office du non-respect des engagements. Cela n'influencerait en rien le jugement que ferait l'Autorité quant à un éventuel manquement. Le Conseil juge aussi que les nouveaux engagements que l'Autorité imposera à l'entreprise, si cette dernière veut obtenir une nouvelle autorisation, ne sont pas influencés par le rapport relevant le manquement. Outre différents aspects techniques non discutables, le Conseil justifie sa décision en évoquant le fait que cette saisine ne conduit pas « l’autorité à préjuger la réalité des manquements à examiner. » Cet argument d'autorité semble manquer de consistance. Il apparaît en effet difficile d'imaginer une situation dans laquelle le Collège de l'Autorité, sur proposition d'un rapporteur général chargé de veiller au respect des engagements par les entreprises, déciderait de se saisir du dossier sans préjuger d'un éventuel manquement réel. Cela influencera en effet nécessairement la décision de retrait ou non de l'Autorité, et donc, des engagements qu'elle souhaitera apportés par l'entreprise. Le Conseil Constitutionnel juge qu'un tel mécanisme n'entraîne pas de "confusion". Usant d'autant de clarté que possible pour vous présenter le mécanisme, comment ne pas avouer que ce système demeure confus. Le Conseil Constitutionnel juge cependant ce mécanisme conforme à la Constitution et au respect des droits des parties, tout en renvoyant l'analyse de la pratique au Conseil d'État

Outre le fait que le Conseil Constitutionnel renvoie plusieurs fois à une analyse ultérieure du Conseil d'État, ce qui n'est pas sans laisser sur sa faim - tout en étant parfaitement conforme au rôle du Conseil Constitutionnel, force est de constater que cette décision fait s’interroger. En réalité, la moindre déclaration d'inconstitutionnalité aurait forcé à une refonte du Code de commerce. Ces lourdes conséquences ont sans aucun doute influencé certains points de cette décision du 12 octobre 2012. La QPC de Canal Plus / Vivendi aura eu le mérite de poser de très importantes questions qui ont révélé certaines conceptions liées au droit de la concurrence. La confiance dans le marché semble totalement rompue et la régulation est ici validée dans tous ses aspects, techniques comme idéologiques. Lorsque l'on sait que le non-respect des engagements de Canal Plus / Vivendi était principalement lié à des mesures relatives à la qualité des chaînes télévisées, on est en droit de se demander en quoi de telles considérations peuvent justifier le retrait d'une opération de concentration. Instrumentaliser le droit de la concurrence pour forcer à une certaine culture est un objectif vain. Après tout, si le marché requiert une télévision de moindre qualité, le problème n'est-il pas ailleurs ?

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