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Chronique d’humeur, par Jean-Pierre Vidal…

Publié le 31 octobre 2012 par Chatquilouche @chatquilouche

Le retour du bouc émissaire

La récente condamnation à la prison de sismologues italiens fait froid dans le dos.  Non seulement parce qu’au pays de Galileo Galilei, elle nous Chronique d’humeur, par Jean-Pierre Vidal…rappelle que science et pouvoir (ecclésiastique, judiciaire, politique) ne font pas toujours bon ménage, mais surtout parce qu’elle nous montre sur quelle abyssale ignorance repose la bonne conscience et la déresponsabilisation populaires que nous avons le front de nommer démocratie.  La démagogie qui infuse l’air ambiant de nos sociétés occidentales a pénétré les esprits du juge italien au point de lui faire commettre une bourde qui redonne droit de cité à l’ancienne pratique du bouc émissaire.

Simplicité, quand tu nous tiens

Le coupable, en effet, c’est toujours l’autre.  Ceux, en l’occurrence, qui, au meilleur de leurs connaissances, n’ont pas jugé bon d’ordonner une évacuation pour laquelle, de toute façon, ils auraient été blâmés, en raison du dérangement occasionné aux populations et du coût de l’opération.

Peu importe que l’état de leur science ne leur permette pas de prévoir avec exactitude l’heure d’un tremblement de terre.  Dans l’esprit du bon peuple et de ceux qui prétendent le servir, quand on sait, on sait.  La science, toute science, est advenue, définitive, toute puissante et donc responsable de tout.  La recherche scientifique ne sert qu’à trouver des solutions.  C’est dire que pour le commun des mortels, la science se confond avec la technologie : quand ça ne passe pas, ça casse, mais l’on sait toujours où ça doit passer, comment ça marche et pourquoi.  Et c’est toujours zéro ou un, comme dans l’enseignement sacré de notre maître informatique à tous, celui qui nous montre ce qu’est le réel.  Car l’obsession du simple dont on nourrit les masses — « il ne faut pas se prendre la tête », disent nos cousins français — est au cœur de cette bêtise contemporaine où se conjuguent l’égocentrisme naïf du « monde ordinaire » et la démagogie cynique de tous ceux qui l’exploitent.

Ne vous étonnez pas, dans ces conditions, que le système de santé privé américain coûte les yeux de la tête : les médecins doivent se prémunir contre des poursuites de plus en plus fréquentes et souvent irresponsables en se payant des assurances pharamineuses.  Ne vous étonnez pas que l’ignorance la plus crasse serve de fondement intellectuel aux troupes de choc de la droite américaine, contaminée par les religions simplettes de tous ces prêcheurs du dimanche et par le monde en noir et blanc de l’ineffable Tea Party.  Ne vous étonnez pas que la plupart de ces hurluberlus invoquent le deuxième amendement de la Constitution des États-Unis qui reconnaît à tout citoyen le droit de porter des armes sans tenir compte un seul instant que cet article de la loi fondamentale remonte à 1791, époque où les seules armes individuelles disponibles étaient… le mousquet et la rapière, dont le moins qu’on puisse dire est que le premier, long à recharger, d’une précision approximative et d’une portée réduite ne se prêtait guère aux fusillades tous azimuts dont sont si friands les Américains, tandis que la deuxième exigeait un quasi-corps à corps, excluant du même coup un nombre trop grand de victimes.  Incidemment, le deuxième amendement est justifié dans le texte par la nécessité, pour les colonies récemment libérées du joug de la Couronne britannique, de maintenir une milice bien organisée.  Ce qui justifie aussi, aux yeux des allumés de droite, la constitution de milices quasi fascistes qui font pan pan tous les dimanches aux quatre coins des États-Unis.

Chronique d’humeur, par Jean-Pierre Vidal…
Cette simplicité ravageuse, que diffusent à tout propos la société de consommation et ses organes de communication — et qui fait tant de mal à la culture autre que « populaire », c’est-à-dire industrielle —, influe aussi bien sur les idées politiques que sur les désirs et aspirations individuelles, réduits, comme chacun sait à la possession de quelques broutilles matérielles et au loisir considéré comme un des beaux-arts du vide.

Comment la science pourrait-elle se développer sur une telle friche intellectuelle ?

Prise de tête et altérité

C’est ici encore notre rapport tordu à l’autre qui se montre dans toute sa crudité.  Le coupable, l’exploiteur, le pollueur, le snob, c’est toujours l’autre.  Le monde ordinaire, lui — c’est-à-dire nous : le monde ordinaire, c’est toujours celui qui parle, même s’il est richissime ou savantissime — ne se prend pas la tête : il a les idées simples, c’est-à-dire implicitement droites, généreuses, claires, sans tataouinage.  On aura beau nous dire que le monde tel que nous le révèle de plus en plus la science contemporaine — parlez-en aux physiciens ! — est complexe, celui que nous serinent les médias de masse est simple et réduit jusqu’à l’extravagance.

Cette réduction programmée de l’être humain, qui ne veut pas se prendre la tête, à la limite parce qu’il ne souhaite plus en avoir une, semble bien répondre à un impératif de domination.  Mais ce serait encore tomber dans le fantasme du bouc émissaire que de croire à un complot, par exemple des grands capitalistes qui possèdent nos médias.  La vérité est pire : ce n’est pas un complot, c’est un symptôme et même une fatalité.  C’est l’organisation et le fonctionnement mêmes de nos sociétés qui génèrent la simplification des idées, la réduction des désirs à des réflexes et des aspirations à un quant-à-soi peinard.

Aristote disait que l’esclave n’était qu’un outil animé.  À ce compte, nous sommes nombreux, de nos jours, à être des esclaves, bornés et jetables,

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jetables parce que bornés.  Nous ne sommes riches que du crédit qui se retire quand nous ne faisons plus l’affaire.  Mais le failli, comme le méchant, c’est toujours l’autre.  Le chacun pour soi auquel notre mode de vie nous condamne tient de cette bestiale inconscience des animaux conduits en masse à l’abattoir : c’est toujours l’autre qui trinque.  Nous, nous nous contentons de faire simple, au propre comme au figuré et surtout… au sens jeannois du terme.

Bientôt, nous poursuivrons les médecins parce qu’ils ne parviennent pas à nous donner cette immortalité à laquelle nous avons droit.

Car nous avons droit à tout.

Et surtout nous jouissons, innocents et repus, du droit capital et imprescriptible de ne pas se prendre la tête.

Notice biographique

PH.D en littérature (Laval), sémioticien par vocation, Jean-Pierre Vidal est professeur émérite de l’Université du Québec à Chicoutimi où il a

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enseigné depuis l’ouverture de l’institution, en 1969. Fondateur de la revue Protée, il a aussi été chercheur et professeur accrédité au doctorat en sémiologie de l’Université du Québec à Montréal. Il a d’ailleurs été professeur invité à l’UQAM (1992 et 1999) et à l’UQAR (1997).

Outre de nombreux articles dans des revues universitaires et culturelles, il a publié deux livres sur Robbe-Grillet, un essai dans la collection « Spirale » des Éditions Trait d’union, Le labyrinthe aboli ; de quelques Minotaures contemporains (2004) et deux recueils de nouvelles, Histoires cruelles et lamentables (Éditions Logiques 1991) et, cette année, Petites morts et autres contrariétés, aux éditions de la Grenouillère.  De plus, il vient de publier Apophtegmes et rancœurs, un recueil d’aphorismes, aux Éditions Le Chat Qui Louche.

Jean-Pierre Vidal collabore à diverses revues culturelles et artistiques (Spirale, Tangence, Esse, Etc, Ciel Variable, Zone occupée). Il a préfacé plusieurs livres d’artiste, publie régulièrement des nouvelles et a, par ailleurs, commis un millier d’aphorismes encore inédits.

Depuis 2005, il est conseiller scientifique au Fonds de Recherche du Québec, Société et Culture.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https://maykan2.wordpress.com/)


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