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Vivant poète. Chansons de Thibaut de Champagne par Alla francesca

Publié le 02 novembre 2012 par Jeanchristophepucek

 

homme chassant au faucon

Maître anonyme, Bruges, 2e ou 3e quart du XIIIe siècle,
Le mois de mai
(détail) : un homme chassant au faucon.

Enluminure sur parchemin, Psautier, Manuscrit Royal 2 B III, f. 4r,
Londres, British Library (cliché © British Library)

 

Tout comme celles de Discantus, chaque nouvelle parution d’Alla francesca est attendue, voire espérée, par un grand nombre d’amateurs de musiques médiévales qui suivent les propositions passionnantes de ces deux ensembles cousins depuis plus de vingt ans. Annoncé à la suite de sa création en concert au Musée national de Moyen Âge à la fin du mois d’avril 2011, l’enregistrement qu’il nous propose aujourd’hui chez Æon est consacré à l’un des plus grands trouvères du XIIIe siècle, Thibaut de Champagne.

 

Si les manuels d’histoire de France n’oublient jamais de mentionner les princes qui laissèrent à la postérité des œuvres littéraires, le plus célèbre étant sans doute Charles d’Orléans (1394-1465) dont la renommée poétique éclipse presque le reste de la destinée, la position subalterne occupée par la musique dans notre pays fait que l’on passe complètement sous silence ceux qui furent également compositeurs. Qui sait aujourd’hui que Guillaume IX (1071-1127), duc d’Aquitaine et septième comte de Poitiers, fut le premier de nos troubadours ou que son arrière-petit-fils, Richard Ier dit Cœur de Lion (1157-1199), ne dédaignait pas trousser quelques chansons, dont une au moins est parvenue jusqu’à nous avec sa mélodie (Ja nus hons pris ne dira sa raison, voir ici). Tel fut aussi le cas de Thibaut, fils posthume de Thibaut III, mort six jours avant sa naissance, le 30 mai 1201 à Troyes, et de Blanche de Navarre, comte de Champagne et roi de Navarre – c’est sous ce dernier titre qu’il apparaît dans le manuscrit Français 844 de la Bibliothèque nationale de France,

francais 844 f49v maurice de craon
dit « Chansonnier du roi », qui préserve nombre de ses chansons – à partir de 1234. Trajectoire singulière que celle de ce grand seigneur, petit-fils de Marie de France (1145-1198), protectrice, entre autres, du poète Chrétien de Troyes, du trouvère Gace Brulé et de l’historien Geoffroi de Villehardouin, qui était présent à Bouvines en 1214 et pris part, aux côtés du roi Louis VIII, au siège de La Rochelle en 1224 avant de se rebeller, deux ans plus tard, contre le souverain au cours de celui d’Avignon, quittant la place malgré ses ordres, fut ensuite soupçonné d’avoir empoisonné le monarque qui mourut en novembre 1226, complota contre la régente Blanche de Castille avant de se rapprocher d’elle (fort près, selon certaines mauvaises langues) puis de faire finalement soumission à la couronne. Ses atermoiements lui valurent d’être violemment égratigné dans une chanson d’Hue de la Ferté (fl.1220-1235), En talent ai que je die. Son accession au trône de Navarre instaura une phase moins chaotique de son existence durant laquelle il prit la tête d’une croisade en 1239-1240, assez fructueuse en termes territoriaux, et passa la majeure partie de son temps à voyager entre son royaume et la Champagne, trouvant quand même le moyen de se brouiller durant quelques années avec les autorités ecclésiastiques, avant de mourir à Pampelune, le 7 juillet 1253.

Personnalité multiforme, donc, que celle de ce Thibaut à la fois soudard fort en gueule, puissant prince jaloux de son autorité et poète d’un raffinement exquis qui nous lègue un ensemble conséquent d’œuvres, une soixantaine en tout, dont le disque d’Alla francesca donne, aux côtés de pièces instrumentales au nombre desquelles certaines des fameuses estampies royales du « Chansonnier du roi », un aperçu assez complet. On y trouve des chansons d’amour – les plus nombreuses, bien résumées quant à leur idée générale par De fine amor vient seance et biautez –, de croisade, dont Seignor, saichiés qui or ne s’en ira dit l’exaltation belliqueuse et Au tans plain de felonie les hésitations face à la douleur du départ, ou pieuses en l’honneur de la Vierge, comme Dou tres douz non a la virge Marie dont chaque strophe égrène et glose les lettres qui composent son nom, de pastourelles (série des strophes dialoguées avec refrain mettant en scène le jeu de la séduction entre un chevalier et une bergère), illustrées ici par les réjouissants J’aloie l’autrier errant et L’autrier par la matinee, de débats – sur l’amour dans Dame, merci, une rien vos demant –, de jeux-partis (discussion sur un sujet philosophique rimé et dialogué)

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et d’un serventois (composition polémique à la veine souvent puissamment satirique). Sans entrer trop avant dans les détails, on peut dire que les chansons de Thibaut se distinguent en premier lieu par leur liberté qui leur permet de faire souffler un vent nouveau sur le genre ; notre trouvère connaît ceux qui l’ont précédé, en langue d’oïl comme en langue d’oc, ainsi que le prouvent ses emprunts à Moniot d’Arras (fl. 1213-39) ou à Bernart de Ventadorn (c.1130/40-c.1190/1200), et cet héritage lui sert de base pour élaborer un langage personnel alternant des mélodies cultivant une concision qui leur apporte beaucoup d’animation ou, au contraire, de longues phrases ornées de mélismes dont l’ample respiration suspend un instant le temps. Ce qui frappe ensuite est le pouvoir d’imagination du musicien qui, fort d’une culture dont il ne laisse personne ignorer qu’il la détient, n’hésite pas à recourir à des images tirées de la mythologie (Jason, par exemple, dans Por conforter ma pesance) ou des Bestiaires (phénix, licorne) pour nimber ses vers d’une atmosphère de merveilleux et en accroître ainsi la force poétique. Enfin, et c’est peut-être ce qui attache le plus durablement, les œuvres de Thibaut offrent une sensation de proximité particulièrement émouvante ; dans l’humour comme dans la prière, dans les frémissements de désir, de peur ou de colère qui parcourent ses chansons, c’est bien le cœur de l’homme parfois déchiré de contradictions mais aussi formidablement vivant qu’il fut que l’on sent battre sous les mots et les notes.

 

Les quelques extraits des concerts consacrés à ce projet disponibles sur Internet laissaient particulièrement bien augurer du disque d’Alla francesca (photographie ci-dessous) ; il est peu de dire que ces promesses sont tenues tant la réalisation que l’ensemble nous offre aujourd’hui est, sur tous les plans, une totale réussite. Il faut tout d’abord souligner la clairvoyance avec laquelle le programme a été conçu, même si l’on peut déplorer qu’une pièce aussi belle qu’Aussi conme unicorne sui ait été écartée car ne figurant pas dans le « Chansonnier du roi », proposant un très large aperçu du talent de Thibaut et ménageant des pauses instrumentales bienvenues qui scandent les différents climats de l’enregistrement et renforcent sa cohérence interne en l’éloignant des limites inhérentes au genre du récital pour en faire un véritable portrait d’un homme et d’une époque. Ensuite, les choix interprétatifs, dont on sait l’importance qu’ils revêtent dans le domaine de la musique médiévale, compte tenu du caractère souvent elliptique des sources (voir ici, à titre d’exemple, le manuscrit des estampies), sont toujours effectués avec cette sûreté de goût et cette justesse d’approche qu’autorisent la longue fréquentation d’un répertoire et l’humilité face à lui qui porte à ne rien ajouter qui ne soit nécessaire pour le porter jusqu’à l’auditeur d’aujourd’hui.

alla francesca projet thibaut de champagne
Les amateurs de folklore facile avec percussions tonitruantes et ou de versions certifiées Technicolor et carton-pâte en seront pour leurs frais ; Brigitte Lesne et ses compagnons, avec ce naturel désarmant qui ne s’obtient qu’au prix d’un véritable travail de fond, nous livrent un Thibaut débarrassé de tous les oripeaux inutiles qui, en tentant de la surligner, anéantiraient sa poésie, un Thibaut aux mille séductions, à la fois gouailleur, enamouré et parfois terrible, toujours d’une grande densité humaine et émotionnelle. Il faut, enfin, parler individuellement des interprètes, tous absolument excellents. Je souhaitais depuis longtemps saluer la musicienne de très haut vol qu’est Vivabiancaluna Biffi ; ce disque où, une nouvelle fois, elle enflamme la musique avec sa vièle à archet dont elle sait tirer aussi bien des traits virtuoses que des couleurs extrêmement poétiques m’en fournit l’occasion. Les autres membres de la troupe ne sont pas en reste ; Michaël Grébil fait briller de mille étincelles luth et cistres et se montre un improvisateur au talent et à l’instinct indéniables, tandis que les deux chanteurs s’illustrent non seulement par une technique vocale très sûre, qu’il s’agisse de l’intonation ou de la lisibilité, mais aussi par d’indiscutables qualités expressives, Pierre Bourhis plein de noblesse et de tendresse, Emmanuel Vistorky, comédien-né à l’abattage enthousiasmant. Maîtresse d’œuvre de ce projet, Brigitte Lesne se montre une accompagnatrice pleine de délicatesse à la harpe et aux percussions, auxquelles on est reconnaissant de ne jamais se montrer envahissantes, ainsi qu’une chanteuse inspirée, d’une ferveur bouleversante dans la chanson mariale Dou tres douz non a la virge Marie, un des temps forts d’un disque qui en compte beaucoup.

incontournable passee des arts
Je pense que vous aurez compris que je vous recommande tout particulièrement ce disque d’Alla francesca consacré à Thibaut de Champagne qui constitue aujourd’hui, à mon sens, la meilleure introduction possible à l’univers d’un des plus grands de nos trouvères. D’une éloquence et d’une beauté constantes, cette réalisation comblera tous les amateurs de musique médiévale et, au-delà, tous les mélomanes curieux d’aborder ce répertoire dans des conditions optimales. Compte tenu du très haut niveau de cette réalisation, on espère maintenant que Brigitte Lesne et ses compagnons musiciens se verront un jour offrir la possibilité d’aborder un recueil sur lequel tout est loin d’avoir été dit et dans lequel leur finesse d’approche ferait merveille : le manuscrit de Beuren, contenant les chants aujourd’hui connus sous le nom de Carmina Burana.

 

thibaut de champagne chansonnier du roi alla francesca brig
Thibaut de Champagne (1201-1253), Le Chansonnier du roi, amour courtois et chevalerie au XIIIe siècle. Œuvres de Thibaut de Champagne, Hue de la Ferté (fl.1220-1235) et pièces instrumentales anonymes

 

Alla francesca
Pierre Bourhis, chant, Emmanuel Vistorky, chant, Vivabiancaluna Biffi, vièle à archet, Michaël Grébil, luth, cistres, percussion
Brigitte Lesne, chant, rote (harpe-psaltérion), harpe, percussion, cloches à main & direction

 

1 CD [durée totale : 64’00”] Æon AECD 1221. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Septime estampie real

2. Chançon ferai, que talenz m’en est pris
Emmanuel Vistorky, Pierre Bourhis

3. Dou tres douz non a la virge Marie
Brigitte Lesne

 

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

Thibaud de Champagne : Le chansonnier du roi (Amour courtois et chevalerie au XIIIe siècle) | Champagne Thibaud de par Alla Francesca

 

Illustrations complémentaires :

Maître anonyme, Initiale historiée C (chanson de Gilles de Beaumont), entre c.1250 et c.1300, Manuscrit Français 844 (« Chansonnier du roi »), f. 49v, Paris, Bibliothèque nationale de France

Maître anonyme, Initiale historiée C (chanson de Pierrequin de la Coupelle), entre 1250 et 1300, Manuscrit Français 844 (« Chansonnier du roi »), f. 163r, Paris, Bibliothèque nationale de France

La photographie de l’ensemble Alla francesca, avec les musiciens réunis pour le projet Thibaut de Champagne, est d’Alain Genuys, utilisée avec autorisation.


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