Rarement datées avec précision, quelquefois reproduites avec leur émouvante
écriture d'origine, les lettres de Bram Van Velde publiées par Verdier sont
adressées à trois de ses proches amis, Marthe Arnaud, Françoise Porte et
Jacques Putman. Il s'agit presque toujours de simples billets qui énoncent
brièvement, sans plainte ni pathos, la solitude du peintre. Bram Van Velde
éprouve de grandes difficultés pour s'exprimer autrement qu'en français oral,
ses fautes d'orthographe sont fréquentes.
À son corps défendant, Bram Van Velde
est devenu un personnage mythique de l'histoire de l'art du XXème siècle.
Cependant ses lettres échappent au statut peu enviable de simples reliques.
Toujours pudiques, elles ne sont pas forcément tristes, naufragées ou bien
dramatiques : elles sont extrêmement affectueuses, il arrive qu’elles soient
enjouées ou bien malicieuses, elles peuvent évoquer "l'Auberge du bon
Dieu". Dans cette brassée de textes terriblement lacunaires, on ne
rencontre presque pas le peintre involontairement métaphysique dont quelques
grands témoins comme Charles Juliet et Rainer Michael Mason ont scrupuleusement
recueilli les propos. On entrevoit des instants de déchirement sans recours, du
dénuement ou bien de la gentillesse, des fragments de vie privée. Il est
question de grande fatigue, d'absence, d'empêchement et de séparation ; l'amour
ou bien l'amitié que ces personnes se portent sont des choses capitales, les
moments de travail occupent une grande place.
Grâce à la note liminaire des premières
pages, l'appareil critique de Verdier est réduit au minimum.
Pour davantage situer ces pages, je me suis souvent reporté au grand catalogue
publié par le Centre Georges Pompidou en 1989 : les informations autrefois
réunies par Claire Stoullig qui dirigea cette publication de Beaubourg sont
toujours précieuses. Ces courriers débutent bien après 1936, moment de la
rencontre de Bram Van Velde avec Marthe Arnaud. La guerre civile faisait rage,
Bram avait quitté l'Espagne au terme de quatre années passées à Majorque, sa
femme Lily Klöker était morte de maladie. A Paris, son frère Geer qui lui
permit également de rencontrer Samuel Beckett, lui présenta Marthe qui fut sa
compagne jusqu'en 1959. Marthe Arnaud-Kuntz revenait d'Afrique, elle avait
été missionnaire protestante en Zambie. Elle avait rompu avec son église et
transcrit son expérience dans Matière de blanc, un livre qui
fut publié en feuilleton par L'Humanité et préfacé par Marcel
Griaule. Dans les pièces qu'elle habitait, il y avait des masques et des tissus
africains. Bram et Marthe n'échappèrent pas au statut des apatrides de cette
époque. Parce qu'ensemble ils parlaient allemand, parce que le peintre n'avait
pas ses papiers d'identité, Bram éveilla les soupçons de la police : il
lui arriva d'être enfermé en 1938, pendant quatre semaines, dans une prison de
Bayonne. La très minime pension de Marthe permit au couple de survivre pendant
la seconde guerre mondiale ; ils furent longtemps sans ressources, les
soucis d'argent les contrarièrent terriblement.
Au sortir de la guerre, Bram Van Velde
a cinquante ans, sa peinture continue d'être ignorée. La seconde lettre de ce
recueil parle de la relation que Bram noue avec Georges Duthuit qui est aussi
un proche ami de Samuel Beckett. Le texte des éditions Verdier reproduit
fidèlement les fautes d'orthographe, l'absence de certains accents, par exemple
sur l'adverbe tres. Une quatrième lettre datée du 7 février
1948 porte cette recommandation : "Nous devons rester aussi calm
que possible, ma chère Marthe, surtout ne pas nous perdre dans le
douleur". La lettre 5 n'a que trois lignes, entre autres mots : "je
suis bien seul sans toi". La sixième lettre rapporte ceci : "Moi
aussi depuis que tu es parti je me sens tres perdu... C'est surtout Sam qui
comprend que je passe un period tres dur et il fait vraiment tout pour me
redonne du courage". La douzième lettre est datée de 1954 : "Je
suis tres fatigué et mêmme déprimé. Le grand peinture qui j'ai fait ne
m'a pas donner du force, au contraire il me fait mal et je ose a peine le
regarder. Je marche beaucoup et tout cela n'est pas tres drole".
À compter de 1958, plusieurs lettres
proviennent d'une maison de Fox-Amphoux, ce hameau du Haut-Var où séjournent
volontiers Marthe et Bram. La lettre du 5 septembre 1958 est un peu plus longue
que les précédentes, ils ne disposent pas de téléphone pour échanger quelques
nouvelles : "Le seul raison de mon silence est que j'ai tant de mal
d'écrire. Le peu de force que j'ai encore est pris par l'effort epuisante vers
le travaille." Cinq jours plus tard : "ecrie moi de temps en
temps que je sache que tu n'est pas trop triste dans ton absance de Paris. moi
tout les jours ou presque je lutte avec mon toile qui me epuise entierement
mais j'ai bon espoir de le terminer un jour".
La lettre 35 est particulièrement
éprouvante : Marthe ne l'a jamais lue, elle fut écrite la veille de son décès,
un jour d'août 1959 lorsqu'elle fut renversée par une voiture dans une rue de
Paris. Bram écrit sa lettre depuis les confins de la Beauce, Marthe est
curieusement évoquée comme une troisième personne : "Mais tu sais bien
que je t'aime beaucoup et que j'ai tres besoin de toi. Je dois faire un grand
effort pour travailler et Marthe m'aide de loin pour le moment et après nous
verrons à deux nos promenades comme c'était beau si souvent".
On s'arrache difficilement à la lecture
de ce recueil : des mots désarmés qui furent griffonnés et glissés dans une
enveloppe, des lettres par miracle sauvegardées par les amis du peintre, des
pages avec des photographies en noir et blanc qui redonnent visages et regards
aux protagonistes. Une autre époque s'ouvre à la fin du recueil, les
contraintes se sont desserrées puisque du côté du marché de l'art, le succès
est arrivé. Il est question de Madeleine, de Jean Leymarie ou bien du marchand
Jan Krugier. On pourrait ne pas arrêter de faire des citations, on revient sur
deux d'entre elles : "La vie se compose de rire et de pleurs, on fait
pas de proges"... "Certainement çà devient de plus en plus difficile
d'écrire tant la vie passe à côté des mots". Quand on referme le
livre, on songe au titre de la préface de Jean-Luc Nancy "L'impossible
presque tous les jours". Une dernière bribe refait surface, on croit
pouvoir discerner à la fois la peinture et la silhouette de Bram Van Velde : "j'avais
grand plesier de voir tout à coup la chose en couleur. Que cela me semble vrai
et juste".
Alain PAIRE.
Ces textes de Bram Van Velde édités par
Verdier en septembre 2012 ont été rassemblés par Gilles Béraud, Martin
Lacroix et Françoise Porte. Ils proviennent majoritairement des archives de
Jacques Putman. On trouve aussi dans ces pages, issus du séjour à Fox-Amphoux
en 1958, deux portraits photographiques inédits de Bram Van Velde par Christer
Strömholm. La photographie de Marthe Arnaud fut prise par Jacques Kober.