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Balbutiements chroniques, par Sophie Torris…

Publié le 07 novembre 2012 par Chatquilouche @chatquilouche

Avec ou sans farce

Cher Chat,

J’ai toujours aimé qu’on me cuisine, particulièrement quand je ne suis pas dans mon assiette.  Ceux qui pensent mettre de l’huile sur mon feu en

Balbutiements chroniques, par Sophie Torris…
me taquinant se trompent allégrement.  J’aime qu’on m’assaisonne.  Et vous, le Chat, comment faut-il vous apprêter le dindon ?  Avec ou sans farce ?  Peut-on rire de vous sans que ça tourne en eau de boudin ?  Puis-je vous mettre en boîte sans que la moutarde vous monte au nez ?  C’est que, voyez-vous, on s’asticote volontiers chez moi et personne n’en a jamais fait un fromage.  Il faut dire que, dans ma famille, on persiffle de père en fille.  Mon grand-père était clown et son fils a dû tomber dans sa marmite à sarcasmes quand il était petit.  Papa a une recette très particulière pour entrer en contact avec les inconnus.  Il met directement les pieds dans le plat et vous sert en guise de mise en bouche une estocade, une de ses railleries blanchies au second degré.  Oh, rien qui ne puisse vous rester en travers de la gorge, je vous rassure.  Juste une petite entrée salée qui parfois fait chou blanc, mais qui souvent fait s’esclaffer celui ou celle qu’il a mariné.  Chez nous, l’ironie est un mode relationnel.  Se charrier est une preuve d’attention.  Ainsi on s’agace par pudeur, pour ne pas avoir à se dire qu’on s’aime.

Je tiens donc de mon père, ce goût pour le mot qui se mord la queue, pour la plaisanterie décalée, pour toutes les facéties à la sauce qui pique ou qui chatouille, et si je prends plaisir aujourd’hui à éplucher les ridicules de mes contemporains sans mettre d’eau dans mon vin, c’est que je suis allée à son école de l’éloquence volontiers buissonnière, puisque laissant souvent la parole s’échapper hors des sentiers battus de la bienséance.  On ne rit jamais plus que lorsque l’on rit de tout ce qui incarne l’échec de nos prétentions.  De quoi rions-nous, le Chat, si ce n’est de nos imperfections et de nos faiblesses ?

Mais peut-on rire de tout et de tous alors que nous macérons actuellement dans une époque politiquement correcte ?  On se doit de passer au chinois toutes les blagues à connotation sexiste, raciste, politique ou religieuse, et c’est devenu une vraie gageure de faire rire sans saupoudrer personne.  Mais moi, je ne veux pas m’accommoder des restes.  Il y a un os : ça ne vaut pas un radis de se marrer de ce qui est comique.  C’est précisément parce qu’il y a des choses pas marrantes du tout qu’il faut apprendre à s’en gausser.  D’abord parce que c’est le meilleur régime contre le poids de l’existence, mais aussi, et surtout, parce que c’est la fin des haricots si on ne peut plus rire de tout.  On ne se racontera pas de salade, cher Chat, on remettrait diablement en cause la liberté de penser et de s’exprimer s’il fallait qu’on se mette à rire sous cape.  Il ne faut pas avoir inventé le fil à couper le beurre pour comprendre que le trait d’esprit est une manière d’affirmer sa supériorité sur ce qui nous aliène.

Permettez donc que je défende mon bifteck…

Mais le couvert n’est pas tout à fait dressé, et l’on peut se demander, cher Chat, si, pouvant rire de tout, nous pouvons en rire de n’importe quelle manière.  En effet, si l’intention est d’étuver, de réduire l’autre et de jouir de sa souffrance, le rire est moralement douteux.  Cependant, je ne peux pas être méchante si je me présente comme partie prenante des ridicules dont je me moque.  L’humour ne devrait pas épargner le rieur, car on ne peut pas faire d’omelette sans casser ses propres œufs, tout comme on ne fréquente pas les estrades scolaires sans en tomber ou sans y commettre ces irréversibles lapsus dont on vous fait tout un plat des années durant.  C’est ainsi que depuis que j’enseigne au Québec, je monte mes travers en neige.  L’autodérision a toujours été ma tasse de thé et le ridicule ne m’a pas encore fait manger les pissenlits par la racine.

Enfin, et vous comprendrez, cher Chat, que je ne crache ici dans aucune soupe, je vous invite à casser la croute du menu qui suit : Si l’humour français, résolument provocateur, continue de manger son pain blanc en cassant volontiers du sucre sur des dos hilares, il me semble qu’au Québec, une moquerie porte souvent sa victime à ébullition et ce, même si on le cuisine à feu doux.  Sur ce dernier constat qui vaut son pesant de cacahouètes et qui mérite réflexion, je vous laisse pédaler dans la semoule.

Sophie, toujours cerise sur votre sundae.

Notice biographique

Balbutiements chroniques, par Sophie Torris…
Sophie Torris est d’origine française, Québécoise d’adoption depuis 15 ans. Elle vit à Chicoutimi où elle enseigne le théâtre dans les écoles primaires et l’enseignement des Arts à l’université. Elle écrit essentiellement du théâtre scolaire. Parallèlement à ses recherches doctorales sur l’écriture épistolaire, elle entretient avec l’auteur Jean-François Caron une correspondance sur le blogue In absentia à l’adresse : http://lescorrespondants.wordpress.com/.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


Filed under: Sophie Torris Tagged: culinaire, humour, rectitude politique, Sophie Torris

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