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Emmanuel Roudier : "J'ai eu envie de montrer comment on percevait il y a cent ans l'homme préhistorique"

Par Bande Dessinée Info

Spécialiste de la préhistoire, Emmanuel Roudier vient de publier le premier tome de son adaptation de La Guerre du Feu chez Delcourt. Il nous parle de son projet, et des raisons qui l’ont poussées à cette réalisation.

Les éditions Delcourt viennent de sortir le premier volume de votre adaptation de La Guerre du Feu de J. H. Rosny aîné, et pour ceux qui connaissent cette histoire par l’intermédiaire du film, on peut penser qu’ils vont être surpris : il y a des dialogues !

En effet, le film de Jean-Jacques Annaud est très connu, et il est très bien fait, au niveau des paysages, du jeu des acteurs, des émotions qui passent, mais il n’est pas archi-fidèle au livre, il prend des libertés. C’est parfois un choix du réalisateur. Mais le choix de ne pas faire parler les personnages avec un langage "moderne", c’est une erreur archéologique majeure qui a fait beaucoup de mal à notre perception de ce qu’étaient les hommes préhistoriques : on sait qu’à l’époque de la Guerre du feu, ils parlaient probablement comme vous et moi.

D’ailleurs, dans le roman, Rosny aîné fait parler ses personnages, et pour l’essentiel, j’ai repris ces dialogues dans la bande dessinée. Pour être précis, l’intégralité des dialogues du roman sont dans la bande dessinée, légèrement remaniés parfois, et j’ai ajouté quelques dialogues que j’ai jugés nécessaires pour bien comprendre l’intrigue. Au-delà de ce choix de les inclure ou pas, l’existence des dialogues est à mon avis importante pour justifier qu’on est en présence d’humains, même si l’émergence de la culture est pour plus tard.

Vous avez auparavant travaillé sur des bandes dessinée préhistoriques, en tant qu’auteur complet. Pourquoi vous lancer à présent dans l’adaptation d’un roman existant et connu ?

Pour deux raison. La première est strictement affective. Je crois que 90% des gens qui sont passionnés de préhistoire le sont, en partie, grâce à ce roman. Il s’agit d’un véritable chef-d’oeuvre de la littérature francophone, que j’ai lu pour ma part maintes et maintes fois depuis ma pré-adolescence. Il m’a vraiment saisi. C’est le livre qui m’a ouvert à la préhistoire. Rosny aîné a fait d’autres romans préhistoriques, soit avec son frère, soit tout seul, qui sont très bon également, mais il y a quelques chose de tout à fait spécial dans ce qu’il raconte et qui a occulté tout le reste de son oeuvre, et même tout le genre du roman préhistorique, ce qui est peut-être regrettable. La deuxième raison, c’est que je m’intéresse également à l’état de la recherche préhistorique. L’un des enjeux de notre travail, c’est de mettre à jour les connaissances du grand public sur ces hommes disparus comme Néanderthal, et j’ai eu envie de montrer comment on percevait il y a cent ans l’homme préhistorique, évidemment du point de vue scientifique mais aussi du point de vue fantasmatique : comment on imaginait cette vie plutôt sauvage en confrontation avec la nature, accompagnée de l’apparition des premières formes de culture. J’ai voulu montrer l’évolution du genre "fiction préhistorique". Au XIXème siècle, on considérait la préhistoire comme une époque sauvage et plutôt dangereuse. D’ailleurs, La Guerre du Feu était sous-titre "le roman des Âges Farouches", un expression qui sera reprise bien plus tard dans la série Rahan. Mais à partir des années 50, et jusque dans les années 80, il y a eu une sorte de basculement. On s’est mis à penser la préhistoire comme une sorte d’Âge d’Or, où l’on vivait dans une ambiance d’entraide et de solidarité, ce qui n’est pas non plus la réalité.

Une question un peu plus formelle : votre adaptation est prévue en trois volumes. Quelles sont les raisons de ce découpage ?

Tout d’abord, le roman original est lui-même découpé en trois parties. La troisième est un petit peu plus dense que les deux autres, et j’ai dû décaler légèrement certains éléments de manière à terminer le premier tome sur un cliffhanger.

Cela soulève une autre question : quelles contraintes supplémentaires sont imposées par le fait d’adapter une oeuvre déjà écrite, et connue ?

La première est évidemment de rester fidèle au roman de Rosny aîné, en reprenant le mieux possible ce qu’il a écrit, et notamment les dialogues. Il me semble indispensable que le déroulement de l’histoire soit identique à celui du roman. La deuxième contrainte que je me suis efforcé de respecter, c’était de conserver les deux niveaux de lecture du roman. Le premier niveau est évidemment l’histoire d’un héros emblématique, courageux, qui est en même temps progressiste et généreux. Mais il y a aussi de manière superposée, sans interférer avec le récit, ce regard sur la préhistoire, la place des hommes, les rapports entre les êtres humains. Ce second niveau sera d’ailleurs encore plus présent dans le tome 2, avec le séjour de Naoh auprès des mammouths, lorsque la comparaison avec les humains n’est pas à leur avantage.

Le message porté par Rosny aîné est également un message à portée politique.

Oui, bien sûr. Au départ, Rosny aîné est un naturaliste, et il évite de donner une vision romantique de la préhistoire. Dans son roman, tous les protagonistes négatifs sont ceux qui refusent l’échange, le contact, le partage. Lorsque Naoh rencontre la tribu qui possède le feu, il commence par leur proposer une alliance, mais les autres ne veulent pas en entendre parler car ils considèrent les étrangers comme une menace. Pour Rosny aîné, l’évolution de l’espèce humaine passe par ce qui fait sa force : la solidarité. Il se pose à l’exact opposé des théories de Darwin qui considérait que c’était la loi de la jungle qui prévalait, y compris dans les rapports sociaux. C’était quelqu’un avait vraiment une vision de l’humanité ; il était très engagé politiquement.

A vous entendre, on se dit que vous pourriez très bien faire passer ce type de message dans un autre registre comme la science-fiction ou le polar.

Ah, j’aimerais bien, cela fait partie de mes autres centres d’intérêt. En même temps, j’ai pris un certain nombre d’habitudes graphiques, en dessinant toutes ces cavernes, ces grottes, ces vallées. Il faudrait que je revoie un peu mes perspectives (rires).

Vous ne craignez pas d’être cantonné dans le genre préhistorique, comme a pu l’être André Chéret avec Rahan ?

Pour André, c’est un peu différent. Il a fait Rahan en collaboration avec Roger Lecureux, mais ce n’était pas sa création au départ. Il se l’est appropriée, mais il avait travaillé sur d’autres thèmes auparavant. En ce qui me concerne, je suis venu à la bande dessinée vraiment pour raconter des histoires préhistoriques. J’avais vraiment besoin de partager ce que j’avais appris sur cette période, de faire le point sur la connaissance scientifique de l’époque.


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