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[note de lecture] "Le Livre de l'oubli" de Bernard Noël, par Anne Malaprade

Par Florence Trocmé

 
Livre-livre-de-l-oubliBernard Noël aime à cadrer sa pensée au travers de titres se présentant sous la forme d’un groupe nominal comprenant un nom et un complément du nom. C’est le cas, par exemple, de Onze Romans d’œil, Treize Cases du je, Portrait du monde, L’Ombre du double, Le Syndrome de Gramsci, Le Reste du voyage, La Langue d’Anna, La Maladie du sens, La Face de silence, Les Plumes d’Eros, Le Roman d’un être, La Rumeur de l’air, Roman des postures ou encore Le Lieu des signes. Il existait Un Livre des fables ; aujourd’hui provient justement de l’oubli, dont on va voir qu’il constitue un trésor de mémoires et de fictions, Le Livre de l’oubli. Il réunit des notes rédigées en 1979 qui n’avaient jamais été publiées dans leur ensemble : fragments, questionnements, esquisses de dialogues, poèmes, maximes, notes de lectures portent le mouvement de l’oubli qui exige, fatalement, l’écriture. La littérature comme une série ininterrompue constituée de propositions toutes abrasives : le pas au-delà de l’oubli trouve son origine dans la mémoire de l’oubli. Maurice Blanchot, dans L’Attente l’oubli, publié en 1962, puis dans Le Pas au-delà, en 1973, initiait une réflexion dialogique sur l’oubli comme objet d’une interminable attente à la fois amoureuse, existentielle et littéraire. « Nous sommes là ensemble comme oubli et mémoire ; vous vous souvenez, j’oublie ; je me souviens, vous oubliez »(1). L’oubli est également l’autre nom du neutre, de ce qui avertit et précède la littérature, son attrait et son aimant, son astre et son désastre : « Il demeurait pour qu’elle fût oubliée, il veillait sur l’oubli où elle l’entraînait, par un calme mouvement venu de l’oubli. Oubliant, oubliés. ‘Si je vous oublie, est-ce que vous vous souviendrez de nous ? ‘ — ‘De moi, dans votre oubli de moi. ‘ — ‘Mais est-ce moi qui vous oublierai, est-ce vous qui vous souviendrez ?’— ‘Non pas vous, non pas moi : l’oubli m’oubliera en vous, et l’impersonnel souvenir m’effacera de ce qui se souvient.’ — ‘Si je vous oublie, l’oubli vous attirera donc éternellement hors de vous ?’— ‘Eternellement hors de moi dans l’attrait de l’oubli.’ — ‘Est-ce cela que nous sommes dès maintenant ensemble ? ‘— ‘C’est ce que nous sommes dès maintenant, mais pas encore.’— ‘Ensemble ?’— ‘Ensemble, mais pas encore’. »(2) Jabès avait proposé Le Livre des Questions, Le Livre des Ressemblances, Le Livre du Dialogue, Le Livre du Partage, Le Livre de l’Hospitalité, Le Livre des Marges. Bernard Noël participe de ce mouvement interminable avec un livre — Le Livre de l’oubli — dont la fragilité assurée revient de loin : l’oubli comme source rayonnante vers laquelle l’écriture ne cesse de tendre, l’oubli comme utopie, comme lieu hors de tout lieu, comme espace intelligible, ceux que l’écrivain archéologue scrute, écoute, attend. L’oubli, également, comme précipitation : il est cette force en soi qui dépasse l’individu, l’aimantation qui le fait s’inscrire dans une communauté qu’aucune identité, qu’aucune date ne pourra circonscrire.  
L’oubli se constate dans les yeux des morts, dans le regard des mourants ; il traverse fugitivement le visage, tous les visages, à l’ombre desquels il figure l’origine et tresse le destin. S’il se dérobe il s’inscrit néanmoins dans le visible, configure le paysage, se dissimule dans les corps des vivants et des morts. Il articule le présent au passé antérieur : l’en deçà se projette dans un au-delà sidérant que l’écriture, peut-être, esquissera. L’oubli parle, l’oubli se parle, il s’affirme et s’actualise : à travers lui passent le jour et la flamme, l’énergie et l’action. Son murmure exprime le désir du temps de saisir le vif et l’instant, qualités de l’irrémédiable, ce noyau dur que rien ne peut rompre ou casser. Ontologie de l’oubli qui se dresse comme l’Être ou la Référence : principe démesuré que le langage saisit, que la langue adopte, que l’écriture modèle et mesure. La littérature devient alors le nom donné à cette recherche incessante de l’oubli, à cette redécouverte contemplative de l’oublié : une présence anonyme qui s’attarde et résiste. « Un livre ressemble au Livre quand il semble émerger de l’oubli. Alors, il est vieux d’un rêve  qui cherche sa fin dans l’éveil de nos yeux. / Un livre surgit de l’oubli du livre : il prend le lecteur à revers, comme s’il était écrit dans son propre corps, et que l’autre — tous les autres — n’en était que le reflet ». La mémoire, trouée, abîmée, déchirée, recèle des trésors intimes et communs, élit des instants entre les souvenirs et les oublis, des détours irrémédiables, un « don latent », comme l’écrit Blanchot dans L’Attente L’oubli. S’enfoncer dans l’oubli comme on s’enfonce dans la nuit, dans une couleur ou matière infinies : ce voyage mène jusqu’à une présence paradoxale qui conduit à un présent nourri de l’éternel retour. L’oubli surgit, et il est le seul événement qui soit, déplaçant les silences et les failles : l’acte, l’histoire, la tentative et la tentation, l’impression et la remémoration. La réminiscence plutôt que le souvenir. Le mouvement incessant du sens plutôt que le fondement : ce qui détient la possibilité d’un secret tourné vers l’à venir.  
L’oubli offre son nom à un art poétique qui extrait des palais de la mémoire — Les Confessions de Saint Augustin sont citées —  la substance d’une expérience que seuls les signes parviennent à préserver. Il n’est de livre, de roman, de poème, que né de l’oubli. Le mot est lui-même chair de l’oubli. Il n’est d’amour, et d’être, que fécondé par l’oubli surabondant. Il n’est de corps, vivant et cadavérique, que précipité par l’oubli. Dépôt impersonnel, fondement anonyme, ressource élémentaire, hallucination positive, jeu du multiple, l’oubli comme écart travaille tout désir et toute parole, et constitue la matière même d’une vie qui traverse chaque un, chaque une, pour les siècles des siècles. Dans une existence, comme dans l’écriture, dans l’attente comme dans l’événement, l’oubli ne finit pas d’ouvrir sur un labyrinthe que Bernard Noël explore livre après livre, selon une nécessité obstinée qui toujours s’articule à la plus émouvante des patiences. Le temps ne cesse pas de passer, certes, et d’oublier dans la lenteur, de différer la fin. L’oubli, lui, persiste et signe, approche, s’adresse, autorise, jusqu’à faire craindre d’oublier la mort. Mourir d’oublier ? Mourir par oubli ? Blanchot, encore : « L’impossible oubli. Chaque fois que tu oublies, c’est la mort que tu te rappelles en oubliant. »(3) 
Dans les dernières pages de ce recueil, Bernard Noël articule l’oubli à l’esthétique et à la politique. Il le lie à la question du visible et de l’invisible, de la lumière et de l’obscurité, et réfléchit notamment à l’écriture comme invention relativement récente libérant en partie la mémoire de l’espèce humaine, la mémoire de l’enfance, et donc la liberté d’oublier. Reprenant ensuite des propositions développées dans des textes d’inspiration plus politique comme Le Sens la sensure ou Questions de mots, il souligne également combien nos sociétés médiatiques menacent l’oubli : « Depuis l’invention des médias et leur emploi généralisé, il ne s’agit plus d’orienter l’espace mental mais de l’occuper, en vérité de le vider de tout autre contenu que celui des spectacles qu’on y projette. Rien ne fut jamais aussi efficace pour soumettre les têtes que ce décervelage qui remplace pensée et imagination par le flux des images. L’oubli n’y peut plus rien, et il est temps de se demander s’il n’est pas lui-même devenu l’instrument de cette privation de sens. Dénaturé, ou plutôt réduit au phénomène que son nom désigne, il peut fort bien servir à en dissimuler les effets et en effacer les traces ». Ce livre-ci contribue à soutenir la vérité de l’oubli, et sa mise en lumières nécessaire afin  d’élaborer une pensée qui se donne le temps d’affronter le vide et la nudité, l’impersonnel dans le personnel, le savoir insu que l’histoire de l’humanité a déposé en chacun. « On ne crée pas avec la mémoire, mais avec l’oubli », rappelle Bernard Noël, espace d’effroi et de surprise dont le mouvement de retrait annonce une envergure infinie. 
[Anne Malaprade] 
  
1. Maurice Blanchot, Le Pas au-delà, Gallimard, 1973, p. 107. 
2. Maurice Blanchot, L’Attente L’Oubli, Gallimard, 1962, p. 75-76. 
3. Ibid., p. 89. 
Bernard Noël, Le Livre de l’oubli, P.O.L, 2012, 74 p., 10 euros. 


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