Magazine Culture

Les petits ruisseaux (2).Bach : Cantates pour alto, pièces d'orgue (Le Banquet Céleste, Damien Guillon)

Publié le 09 novembre 2012 par Jeanchristophepucek

Bach, sources, affluents, estuaires – 2

La chronique précédente est disponible ici.


jan griffier paysage fluvial

Jan Griffier l’Ancien (Amsterdam, c.1652/56 ?-Londres, 1718),
Paysage fluvial
, sans date

Huile sur bois, 37 x 49 cm, Amsterdam, Rijksmuseum

Dans le répertoire sacré de l’époque baroque, certaines œuvres sont des passages presque obligés auxquels les solistes viennent se confronter à un moment ou à un autre de leur carrière. Le contre-ténor Damien Guillon, dont les affinités avec la musique de Bach ne cessent de s’affirmer et conduisent des chefs du renom de Philippe Herreweghe ou de Maasaki Suzuki à faire appel à lui de façon régulière dans leurs productions, s’est ainsi lancé à l’assaut de deux cantates pour alto solo à la tête de l’ensemble qu’il a fondé et dirige, Le Banquet Céleste.

On conserve de la plume de Bach quatre cantates écrites spécifiquement pour ce registre vocal, souvent identifié à la voix de l’âme, une, très concise et peut-être incomplète, datant de la période de Weimar (Widerstehe doch der Sünde BWV 54), et trois de celle de Leipzig, composées sur une brève période en 1726 ; parmi ces dernières, la plus tardive, Gott soll allein mein Herze haben BWV 169, se distingue par l’emploi d’un chœur pour le choral final, mais toutes comportent une partie obligée d’orgue que l’on pense avoir été destinée à Wilhelm Friedemann, fils aîné et préféré du Cantor qui veilla à son éducation avec un soin tout particulier. Les interventions de l’instrument demeurent d’une virtuosité modérée dans la cantate Vergnügte Ruh, beliebte Seelenlust (Repos béni, félicité de l’âme) BWV 170, exécutée le 28 juillet 1726, évoquant l’aspiration à la sérénité qui anime le croyant, exprimée dans une première aria baignant dans une atmosphère enveloppante pleine de la luminosité et de chaleur diffuses dispensées par le timbre du hautbois d’amour, avant que l’air central en fa dièse mineur, débordant de dissonances et de chromatismes, dise son horreur devant la laideur d’un monde qualifié de demeure du péché (Sündenhaus), puis que soit, enfin, célébré son dégoût de la vie (Mir ekelt mehr zu leben), son aspiration à la mort et la perspective de délivrance qui l’accompagne, dans un final joyeux, presque dansant.

Célébration des miracles de Dieu qui rend aux sourds l’ouïe, aux muets la parole et aux aveugles la vue, la cantate Geist und Seele wird verwirret (L’esprit et l’âme sont confondus) BWV 35, créée le 8 septembre 1726, affiche des ambitions musicales supérieures, en particulier dans sa très brillante partie d’orgue. Elle est organisée en deux parties qui devaient être exécutées respectivement avant et après le prêche, chacune étant introduite par un mouvement instrumental développé, sans doute rescapé de compositions antérieures réarrangées pour l’occasion, comme il était alors courant de le faire ; tous deux sont marqués par un esprit fortement italianisant, en particulier le premier, qui annonce clairement la couleur avec son titre, Concerto. La première aria, pleine d’une ferveur à laquelle se mêle une pointe de solennité a peut-être été modelée sur le mouvement lent du même concerto dont le matériau avait servi pour l’introduction, tandis que la deuxième, qui célèbre la justesse de l’ordre divin (« Gott hat alles wohlgemacht ») est un dialogue virtuose et plein de confiance entre la voix et l’orgue. Après une Sinfonia et un récitatif qui appelle sur le croyant la grâce divine, la seconde partie de la cantate s’achève une nouvelle fois sur un air sereinement jubilant qui fait danser l’espoir de la mort prochaine libérant des pesanteurs d’ici-bas l’âme qui pourra enfin « vivre avec Dieu ».

Deux pièces pour orgue d’humeur très différente complètent le programme. La Sonate en trio en ré mineur BWV 527, transcription pour l’orgue d’une œuvre instrumentale à l’intention de Wilhelm Friedemann, est une page mélodiquement toute ultramontaine, dotée d’un mouvement central, noté Adagio e dolce, très chantant, qui se termine sur un Vivace plein de vigueur et de brio.

damien guillon le banquet celeste
Le climat de la Fantaisie et Fugue en sol mineur BWV 542 qui pourrait, même si aucun document ne corrobore définitivement cette hypothèse, être la pièce jouée par Bach lors d’un concours organisé à Hambourg en novembre 1720 afin de pourvoir au remplacement de l’organiste de l’église Saint-Jacques, mort après 46 ans de bons et loyaux services, est nettement plus sombre, tragique même dans la Fantaisie dont les premiers accords éclatent comme un véritable coup de tonnerre et dont le déroulement est perclus d’un sentiment de douleur permanente qui finira par être transcendé dans la Fugue, portée par un sentiment d’élévation constant. Faut-il y voir, comme le pense Gilles Cantagrel, un Tombeau pour Maria Barbara, l’épouse de Bach qui était morte quelques mois plus tôt, au début du mois de juillet, alors que le musicien avait suivi son employeur, le prince d’Anhalt-Köthen, à Karlsbad ? L’hypothèse est séduisante.

Damien Guillon (photographie ci-dessus) met, dans ce disque, ses pas dans ceux de celui dont il suivit l’enseignement à la Schola Cantorum de Bâle, Andreas Scholl, qui grava ces deux cantates accompagnée de la BWV 54 sous la direction de Philippe Herreweghe dans un disque d’heureuse mémoire (Harmonia Mundi, 1998). Il serait injuste de ne juger la réalisation de l’élève qu’en la comparant à celle de son maître, mais force est de reconnaître qu’elles sont assez proches du point de vue de la réalisation vocale, extrêmement soignée de part et d’autre, avec un vrai souci de beauté plastique. Il me semble que Damien Guillon fait preuve d’une sensualité et d’une présence supérieures, en particulier dans les mouvements les plus rapides, moins placides qu’avec son prédécesseur, mais qu’Andreas Scholl l’emporte pour ce qui est de la variété du timbre et de l’attention portée aux effets du texte, conservant ainsi sa primauté. Du point de vue instrumental, la prestation du Banquet Céleste est, en revanche, une excellente surprise de bout en bout. La dizaine d’instrumentistes qui compose l’ensemble fait, en effet, preuve d’une très belle cohésion d’ensemble et d’un indéniable allant, déployant une palette de couleurs chaudes des plus séduisantes, avec une mention spéciale pour Patrick Beaugiraud d’une absolue séduction au hautbois et hautbois d’amour, se montrant même extrêmement brillante dans le Concerto et la Sinfonia de BWV 35, plus nettement articulés que chez Herreweghe, moins survolés que chez Koopman. Mais un des attraits principaux de cet enregistrement réside dans l’emploi, en lieu et place des positifs couramment utilisés, d’un orgue de tribune, celui de l’église réformée du Bouclier à Strasbourg, de facture moderne (2007) mais prenant principalement pour modèle un instrument construit par Tobias Heinrich Gottfried Trost (c.1680-1759) à Waltershausen entre 1724 et 1755. Bien sûr, ceux qui connaissent le superbe patrimoine de l’Alsace, qui n’est pas pauvre en instruments du XVIIIe siècle (des Silbermann, en particulier), pourront trouver à redire, mais force est de reconnaître que le résultat est vraiment convaincant et apporte aux cantates un indéniable supplément de dynamisme et d’impact dramatique. Dans celles-ci comme dans les deux pièces pour orgue seul, Maude Gratton se montre très investie et virtuose, tenant sa partie avec une rigueur et une autorité que l’on aimerait parfois voir illuminées d’un sourire ou adoucies d’un rien de souplesse. Globalement, ce disque intelligemment pensé et réalisé avec une envie palpable et un sens de la finition louable s’impose comme un bel enregistrement qui procurera aux amateurs de Bach un vrai plaisir d’écoute.

johann sebastian bach cantates bwv 170 35 banquet celeste d
Johann Sebastian Bach (1685-1750), Vergnügte Ruh, beliebte Seelenlust, cantate BWV 170, Geist und Seele wird verwirret, cantate BWV 35, Sonate en trio en ré mineur BWV 527, Fantaisie et Fugue en sol mineur BWV 542

Le Banquet Céleste
Maude Gratton, orgue Thomas (2007) de l’église réformée du Bouclier, Strasbourg
Damien Guillon, contre-ténor & direction

1 CD [durée totale : 73’07”] Zig-Zag Territoires ZZT 305. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Cantate BWV 35 : Concerto (mouvement d’ouverture)

2. Cantate BWV 170 : Aria (finale) « Mir ekelt mehr zu leben »

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

Johann Sebastian Bach : Cantates BWV 170 & BWV 35 | Johann Sebastian Bach par Damien Guillon

La photographie de Damien Guillon et du Banquet Céleste appartient à Outhere.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Jeanchristophepucek 43597 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazine