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Terre gagnée, terre brulée

Publié le 12 novembre 2012 par Fredlafortune

Les vainqueurs célèbrent leur victoire en transformant la dépouille de l’autre en spectacle. Quand ces dépouilles sont des êtres, les voici réduits à l’état de reliquat d’humanité. C’est une longue histoire, et ancienne. Mais elle se prolonge. Dans un récent ouvrage, Ruptures postcoloniales (Paris, La Découverte, coll. Cahiers libres, 2010), Achille Mbembe rappelle que la race, le racisme, la mise en esclavage, l’assujettissement colonial, consistent en ce « pouvoir de se représenter Autrui comme un ‘déchet’ et en la capacité de l’assigner à cet état de déchet ‘de son vivant même’ ». La situation n’a que peu changé, en Haïti, et à l’esclavage formel, se sont substituées d’autres formes d’exploitation, et de précarisation, de fragilisation de l’humanité. Les écritures haïtiennes ont dénoncé cette situation, qui altère la part la plus nombreuse. Certaines d’entre elles pensent et articulent cette dénonciation depuis ce non-lieu qu’est la misère, supposée sans parole, et trop souvent considérée comme vouée à l’indistinct. Guy Régis a déjà montré qu’il n’en était rien, et que le sens de ce qui est se proférait lui aussi depuis ce point aveugle. 

Terre gagnée, terre brulée

Le Trophée des capitaux est un texte qui fonctionne comme une installation, dans l’interstice entre la dramaturgie et le flux de conscience, qui prolonge le genre du « monologue déchet » que travaille Guy Régis Jr : un jeune couple d’enfants des rues est plongé dans la lecture. Ils révisent, afin de passer le lendemain un hypothétique baccalauréat. Ils sont accompagnés d’un dogue. C’est la voix du garçon que porte le texte. Un quartier de la ville brûle. Ils vont marcher dans cet incendie, jusqu’au bord de la mer, à partir de laquelle, ils devront retourner sur leurs pas. Un homme, une femme, on apprendra qu’ils se prénomment Elize et Elizée, un chien : ce sont des dieux inconnus qui vont par la ville et qui semblent concentrer en eux son énergie disparate ainsi que ses défaillances. Il sont ensemble depuis la mort de leurs mères respectives : « Nous deux déjà un couple vieux de cinq ans. Déjà cinq Noël, cinq Carnaval cinq jours de l’An et trois coups d’État ». Le vieux vent caraïbe, dont Jacques Stephen Alexis avait naguère capté la parole, les accompagne, qui pourrait faire entrer les rêves dans le monde des possibles. Dans les dernières pages, ce vent laisse éclater sa violence, en même temps que celle de l’ordre policier, qui emporte les deux enfants, et les bat, et les humilie. Le dogue restera seul dans la nuit. Il jappera. L’incendie sera généralisé, la mer battra la ville. La parole même sera contrainte : «Nous ferons tellement d’effort sur notre bouche, sur nos cordes vocales, que nos paroles seront obstruées par nos voix et tout mot deviendra inaudible ». C’est sur un tableau pathétique que se referme le texte. Les corps se transforment en cadavres : « … nos yeux seront exorbités.  Nous aurons des gueules bizarres et nous mourrons. Nous mourrons gonflés d’eau, dépourvus d’air pour ressembler aux poissons dont les yeux s’ouvrent à la mort ». Le véritable sujet de ce texte est alors bien ceci : l’asphyxie par trop plein de souffrance et d’ordure.
C’est donc sur le mode de la saturation que le texte avance son développement, celui de la parole du jeune homme. Les mots et les histoires, les anecdotes, les bouts d’êtres prolifèrent, dans un paradoxe invisible, car demeurant dans l’évidence : il faut donner sens à l’informe, et identifier les formes du non sens. Ça commence dès l’origine : lui, sa mère morte, épuisée par la lutte au quotidien, il s’est installé sur la Grand-Place, « parmi les tas d’indigents de ce pays où l’on n’est même pas fichu d’être chômeur ». Avec cette ironie au second degré, autre nom de la dérision, l’existence racontée est donc épreuve, que les mots ne parviennent à saisir vraiment, surtout quand ils sont proférés depuis l’extériorité de l’indigence : les gens « aiment bien nommer les choses. Surtout quand ils ont le recul nécessaire, ne sont pas eux-mêmes dedans ». Comment dire l’épreuve ? Comment dire à la fois le dehors depuis le dedans, qui interdit justement la prise de parole ? Il est vrai que déjà  il faut se protéger de la parole publique, qui désigne le mal, en attribue l’œuvre à ces errants, qui demeurent pourtant sur place, sur la Grand-Place, et qui sont avachis, ployés sous la soumission : « Tout le mal d’ici, on nous le charge sur le dos ». Telle est bien la principale gageure : depuis la parole proférée, rendre intelligible ce qui n’est pas sous le regard. Le chemin est alors celui non pas tant d’une autre langue, mais bien d’une autre scansion : un texte sans retenue, une parole à la fois brute et poétique, descriptive un peu, surtout vouée à la désignation de l’évidence. La surface du texte laisse ainsi venir à la lumière les bribes d’évidences sociales, la description du désastre. Ainsi, l’évocation rapide des paradoxes liés à l’exigence d’éducation, par exemple les deux cents élèves entassés dans des classes prévues pour en recevoir vingt-cinq. Et cependant, c’est bien la constitution de ce scandale comme savoir qui questionne la posture de celui qui déclare savoir. Car la perception échappe au savoir et sans doute à la portée du concept. Les corps sont réduits à de la chair, à de la « viande » : « à force de subir nous finirons par croire que c’est normal de subir. Nous finirons par croupir éternellement ». Et pourtant, que de savoirs saturent la parole d’Elyzée !
C’est perceptible dans le rapport à l’histoire, particulièrement la réitération du discours stéréotypé de l’histoire. Celle-ci est désormais sous l’emprise de la perte et de la dysphorie, depuis le constat que la révolution, l’indépendance, ont défini la liberté comme leurre, au pire, simple stéréotype littéraire, au mieux : « Devant ce désastre qui pend à nouveau, l’impondérable perte qui nous qualifie face au grand défi relevé par les aïeux, nous préférons nous perdre dans nos livres. Chaque page, chaque fait et geste des aïeux nous les gravons dans notre mémoire. Nous nous accrochons aux bras bandés de nos chers aïeux omnipotents ». La proposition n’est pas seulement décentrée, elle est surtout hérétique. Guy Régis déroule alors les latences de cette hérésie.
Il revient d’abord sur des temps considérés comme heureux, où les choses du monde surgissent sous l’évidence du déictique : ces rues / ces monuments / ces ministères / ces bureaux de l’administration publique / ce palais présidentiel / ces monuments / ces statues des aïeux / ces casernes / ces tribunaux ; ces lauriers / ces cyprès / ces lilas / ces bougainvilliers [sic, pour bougainvillées, on ne le rappelle jamais assez…] / ces magnolias / ces clôtures en fleurs etc. Mais ce paysage stéréotypé s’effondre dans l’horreur et dans les gerbes de sang, avec l’évocation du traumatisme Duvalier : « Ils sont venus avec leurs fers et leurs crocs de guerre dans un temps de beauté et de duplicité. (…) Ce temps où nous ne vénérions pas le passé fut ». Le retour en arrière devient ainsi nécessaire. Il ouvre le texte à l’indicible et à la généalogie du discours du papa docteur. C’est aussi le dire possible de l’invective : Duvalier est matière fécale, suppuration, vomissure putride, pourriture, odeur de cercueil. La liste ne parvient pas à l’épuisement des qualificatifs. Le ton de l’invective n’est pas ici celui de l’imprécation (comme chez Gérard Étienne, par exemple), mais celui du rejet dans la corruption des chairs et des matières mortes, et la plongée de la langue dans cette fange. Dans le même mouvement, le texte tisse le désastre, la réduction de l’autre à son altérité, mais celle-ci complètement idéale, fantasmée, dérisoire.
La mémoire inscrite dans les souffrances infligées aux corps devient la véritable présence de l’histoire. Les temps rapprochés remontent alors à la suite : la succession de coups d’États. Ce n’est pas tant l’Histoire qui est racontée, encore une fois, que l’inscription de la violence dans la géographie de la ville, et dans le marquage des corps. Élyzée pose alors une série de questions sans doute primordiales : qui sont les protagonistes. Comment la différence entre l’un et l’autre est-elle fabriquée ? D’où provient la nature de l’ennemi ? Est-ce cela, seulement, être ennemis que de s’entre-tuer ? C’est la question de l’étranger qui est posée. Le mot n’est pas en construction absolue, dans le texte : « étranger à nous ». L’étrangeté est en effet toujours relative, à un nous qui confère et construit tout en même temps une semblance d’identité. Mais qu’est-ce qui rend ce nous à la fois possible, nécessaire, et déjà vraisemblable ? De quelle nature est la colle identitaire qui fonde cette pluralité d’individualités peut-être sans individuation et qui est rejetée comme « badauds », comme errants, non acteurs ? Le nous est l’opposé de l’autre, réduit au mal. Comment passer de : « Leur ville. Ville la leur » à « La ville, là. Ville la nôtre. Merde, oui la nôtre ».  La réponse est nécessairement que le côté de l’autre, du mal, c’est celui de la charogne. Le hors champ de la parole est bien cette dissémination, cette atomisation généralisée de ce qui tarde à faire société.
Et pourtant. Les mots d’Élyzée participent un temps de la répétition de la parole politique courante dite de la « conscientisation » : « Se battre pour devenir. Naître. Devoir. Finir le bac. Devenir citoyen ». La réitération est à la fois d’une dérision irrévérencieuse, et porteuse d’une vérité glorieuse, comme horizon, sinon comme marchepied : « Nous sommes les enfants de ceux qui avaient combattu et qui comme récompense buvaient le calice de la honte. Car humiliés devant l’opulence de ceux qui n’avaient même pas sué ». L’héroïsme rappelé est bien celui que célèbrent les spoliés dans leurs aspirations. L’héroïsme est de leur côté, déjà dans le constat du propre fléchissement des corps, du dos busqué sous le poids de la ville purulente : « Vingt ans nous avons. Nous n’avons même pas vingt ans. Mais nous n’avons vu depuis qu’une ville indigeste. Le mal, la vermine l’avaient pour nous toujours envenimée ». Les mots alors parfois peinent à se raccorder à cette réalité. Parole vaine, pure dépense parfois, et sans accroche à la réalité, qui semble vouloir poétiquement répondre à la parole mensongère des bandits qui se sont installés au pouvoir, comme le montre un moment radiophonique particulièrement sinistre et significatif de ce dévoiement.
Mais il n’y a plus de voie proprement tracée : même le désir est balayé par la généralisation de la prostitution, qui réduit aussi le corps de l’autre à un de ces trophées à l’humanité amoindrie. Ces trois-là n’attendent rien, surtout pas Godot. On veut passer le bac : « Demain le bac. La route. Demain ». Et les mots tracés décrivent une tentative de raconter une histoire à venir, qui est comme déjà raturée par la présence massive et implicite de l’histoire passée, représentée par les statues imposantes de la Grand-Place, mais qui surplombent une « grande merdaillerie ». Ce projet serait ainsi la dernière tentative de dépasser le ressentiment induit par la déréliction.  La langue s’accroche à elle-même, par des anaphores qui ne parviennent qu’à grand-peine à nommer le désastre : « l’État-mal-organisé » ; « nous, fils, fille de la réparation, nous, fils, fille de la préparation » ; « mais tout nombre, tout peuple est con qui se laisse diriger sans égard, mais vraiment tout nombre, tout peuple est con… »
Le texte de Guy Régis dit à la fois l’un et l’autre, le sud et le nord, la misère et la surabondance. Voici ce qu’il écrivait naguère, et que l’on peut trouver dans une anthologie : « Car c’est bien au nord que les rêves des hommes deviennent matières utiles : l’argent – les voitures – les belles maisons – l’idéal des grands peintres (…). Penser Genève, Bruxelles. Voir Paris, Amsterdam  – Rêver Rome, Manhattan. Se résoudre à lire et relire la Bible. À visiter le monde entier dans les livres – des livres introuvables – des grands auteurs – des scientifiques – des sages – des philosophes morts d’il y a mille ans… Et tout ça. Oui, tout ça. Pour signifier qu’il y a toujours quelque part, de l’espoir. Métaphysique superbe non ? De quelqu’un qui meurt sot, con, zèbre, zinzin, banane, parce qu’il n’avait pas pu naître dans le pays où il le fallait ». Sur les lieux même de l’opprobre, les mots se réduisent alors à ceci : les enfants se racontent des « baratins », « hommes et femmes qui se transforment le soir en bêtes ailées ». Alors, ce livre dit dans une langue superbe, au phrasé maîtrisé, l’hébétude et la résistance à l’hébétude, contre les dévoreurs de rêves qu’ont été, que sont indubitablement encore ceux qui considèrent cette terre comme leur propriété, et qui font que les plus pauvres ont « des yeux tout blancs à briller dans la terreur », à faire face au mal : « De toute façon qu’a-t-on à dire devant cette charogne qu’est le mal ? » C’est bien dans la nuit de la langue que ce discours de vérité est encore possible.

Yves Chemla

Source: Cultures Sud


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