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Extrait de « L’Autre face de la mer » de Louis-Philippe Dalembert

Publié le 04 novembre 2012 par Fredlafortune

L'autre face de la mer, roman de LP Dalembert

À chaque triste anniversaire du massacre des Haïtiens en République Dominicaine le 02 octobre 1937, Gens de la Caraïbe met en ligne avec l’aimable autorisation de son auteur un extrait de L’Autre Face de la mer de Louis-Philippe Dalembert qui aborde ce sombre épisode de l’histoire dominico-haitienne.

[…] Papa était arrivé (…) accompagné des deux aînés, et avait demandé à Maman de ramasser l’essentiel : « Rassemble les petits, nous rentrons au pays. » Il ne lui fournit aucune autre explication. Peut-être en avaient-ils déjà discuté entre eux.

Les recherches de Papa et des garçons dans l’entourage pour retrouver Hermanos, habitué à drivailler loin de la base, furent brèves et vaines. Le temps était compté, ils ne pouvaient guère les prolonger sans exposer le reste de la famille à des risques d’autant plus inutiles que lourds de conséquences. Seuls le martèlement des pas en fuite et la panique générale autour de nous répondirent aux appels affolés de Maman Lorvanna : Helmanooos, Helmanooos. En désespoir de cause, Papa dut la prendre de force par les bras et la traîner derrière lui : « Il faut y aller, Nana, sauvons ce qui peut être sauvé. » Nous eûmes tout juste le temps d’attraper quelques affaires avant de nous lancer dans une véritable chasse à l’homme où, avec des milliers d’autres, nous allions constituer sans le vouloir le gibier à abattre.

Encadrés par Papa, ouvrant la marche, par Diogène la fermant, on se jeta sur le chemin du retour sans même un regard pour ces lieux qui, trois mois durant, abritèrent les rêves d’Eldorado de Papa et notre insouciance d’enfants. Les pas étaient plus hachés qu’à l’aller. Aucune halte n’était prévue ni pour se désaltérer ni pour récupérer. Tout le long de la route, Maman n’arrêtait pas de gémir : « Mon fils, mon sang, mon fils, mon sang, mon fils… » Papa progressait sans un mot, suivi de près par Pétion. De son côté, Diogène déployait des trésors d’astuce pour faire cesser mes pleurs et ceux de Luciana, elle et moi conscientes de cet instinct de femmes que nous n’étions pas encore, à peine un bouton avait-il germé sur la poitrine de mon aînée, qu’un danger nous menaçait.

Au départ, nous n’étions que les sept membres de la famille et quelques collègues de Papa. Plus les minutes filaient, plus le groupe s’agrandissait : des dizaines puis des centaines de fugitifs venaient prendre place à nos côtés, rejoignant d’autres, partis en tête. Il ne s’était pas écoulé une heure que nous nous vîmes des milliers, lâchés dans la nature, sans ordre ni guide, des grappes d’animaux pourchassés, parés à nulle épreuve et loin d’arriver à bon port. Nous attendait une longue traversée enténébrée, mouvementée, parsemée d’écueils les uns plus acérés que les autres. Dans la débandade, j’apercevais des corps en sang, déchiquetés. Il y en avait partout, presque autant que ceux qui tenaient encore debout, courant à exploser les cœurs. Des balles crépitaient de temps à autre, couvrant les hurlements. Des soldats et des hommes en civil couraient derrière nous, fusil au poing ou machette à la main, et, arrivés à la hauteur des plus lents, tapaient rageusement dans le tas. Parfois, ils se mettaient à plusieurs pour achever un corps blessé, l’agonisant de coups de pied, de crosse, de machette et d’injures. Et mes yeux qui essayaient de ne rien perdre de la scène, fascinés par cette attirance morbide que le déroulement de l’horreur exerce parfois sur nous. On eût dit que m’animait l’intuition farouche de survivre à tout cela, qu’il fallait capter chaque détail, le garder en mémoire pour pouvoir en parler plus tard, à ceux qui étaient restés et rêvaient eux aussi de partir. Chaque fois, Diogène me redressait la tête dans un geste brutal de protection. Et les pas qui se rapprochaient de nous. L’aboiement rauque de nos poursuivants si proche qu’on sentait leur souffle, froid, nous glisser dans le dos. Au bout de plusieurs heures de course, nous atteignîmes une cannaie où ils perdirent nos traces. Le temps de se reposer un brin, car nos poumons étaient en feu, et de reprendre la fuite. D’autres eurent moins de chance, puisque j’entendis un soldat crier : « ¡ Mátalo ! ¡ Mata a ese negro maldito ! » et un autre lui répondre : « ‘ta muerto, hombre. ‘ta muerto. »
(…)
Nous étions partis avant l’aube pour éviter le soleil qui n’aurait pas manqué de ralentir notre marche. Si tout se passait bien, lorsqu’il se trouverait à son zénith, nous serions déjà sur l’autre bord. Chez nous. Il fallait désormais aller vite. Très vite. Les pas avaient naturellement retrouvé le bon tempo : toujours aussi désordonné pour ceux que nous rattrapions ou qui nous rejoignaient ; sauf pour notre petit groupe qui avançait d’une même foulée. Quand j’étais fatiguée de trottiner pour essayer d’accorder mes pas au rythme des autres, que je montrais des signes évidents de fatigue, d’une seule main Papa me soulevait de terre et me balançait par-dessus son épaule, ajoutant un poids supplémentaire à l’énorme baluchon qu’il avait déjà sur le dos.

Nous avancions, avec les mêmes sensations d’il y avait trois jours. Rien n’avait changé. Le sol excepté, jonché de cadavres dont se repaissaient des charognards qui s’envolaient à notre approche avant de revenir continuer leur repas. Combien d’heures s’étaient écoulées depuis notre départ ?… Hermanos m’avait toujours dit que, très petite, j’avais mangé des restes de souris. C’est ainsi qu’il expliquait l’exceptionnelle acuité auditive dont je faisais montre dans des circonstances où même un chien détecteur d’esprits malins aurait dormi sur ses deux oreilles.
Les chiens, justement. Je fus la première à entendre leur jappement lointain, porté par une brise qui caressait la peau en ce début de matinée. Celle même que j’aime sentir maintenant me frôler la nuque de ses doigts quand je me réchauffe pareille à un anolis au soleil du petit matin. Je chuchotai à l’oreille de Papa que je les avais entendus. Qu’ils étaient derrière nous. En d’autres temps, il aurait sûrement mis en doute ma parole, m’ayant toujours considérée comme une grande fabulatrice, mais là, il demanda à tous d’accélérer le pas. Du trot, l’on passa au galop. Mais plus nous avancions, plus les aboiements se rapprochaient. Je croisais les doigts avec fureur, jusqu’à sentir la douleur me lacérer les phalanges.

Peut-être, souhaitai-je, que la brise m’avait joué un tour. Un sale tour. (…)
Il ne s’agissait hélas pas d’une illusion auditive. Ils étaient bien là. Leurs aboiements si proches, que nous avions traversé un champ d’ilangs-ilangs sans que j’y prête attention. Dans d’autres circonstances, j’aurais contraint toute la famille à s’arrêter, puis plongé mon nez dans le pollen capiteux jusqu’à en être étourdie. Mon père désormais courait plus qu’il ne marchait. Ses pieds effleuraient tout juste le sol. Je me cramponnais à son omoplate pour réguler le mouvement de ressort de ma tête ou, par moments, éviter de tomber. Maman Lorvanna geignait tout en avalant les kilomètres à une allure de marathonienne. Luciana, pareil, la main dans celle de Pétion. Les garçons avançaient d’un pas décidé comme s’ils connaissaient par cœur le chemin à emprunter. Et les jappements sur nos pas. Déversant leur haleine chaude sur nos mollets. Les cris d’autres groupes partis en même temps que nous et qui plus jamais n’entendront tomber la pluie. Les grognements des chiens. Le bruit sourd des bottes. De nouveau, cette injonction ancrée dans ma mémoire : « ¡ Mátalo ! » Le déchirement des tissus pour se défaire de l’emprise des ronces. L’une d’elles me balafre le visage (j’en ai gardé la cicatrice). Mes huit ans qui serrent les dents pour ne pas hurler. Ne pas se faire repérer. Tout comme je serre les fesses pour ne pas me laisser aller. Là, sur la poitrine de mon père. La chiasse en lutte virulente avec mes intestins. Je ne retiens plus ma vessie, qui se répand par saccades. Je souffrirai longtemps après d’incontinence, une habitude abandonnée pourtant depuis que j’avais commencé à aller à l’école maternelle. Et Antonio : « Pisse-en-lit ! Tu n’as pas honte, une grande bringue comme toi ? » Il avait déjà oublié, Antonio ; ou peut-être ne voyait-il pas la relation avec notre voyage. Tant mieux pour lui !

Juchée sur l’épaule de Papa, je suis aussi essoufflée que les autres. La gorge sèche comme un désert de pierres. La poitrine me brûle. Il faudrait un fleuve entier pour étancher ma soif. Mais je n’ai pas le temps d’y penser. Les aboiements. Là, derrière nous. Est-ce le vent ou la proximité réelle ? J’imagine les molosses gras, puissants comme des chevaux. Ils plaquent leurs pattes sur notre dos, nous déchiquettent comme mes dents expérimentées les tiges de cannes. Identiques à celles qui s’élèvent devant nous, les unes serrées contre les autres, formant un champ compact. Nous nous y engouffrons sans prendre garde aux feuilles. Leurs rebords tranchants de machettes effilées nous labourent la peau. Nos corps insensibles à toute douleur, sinon à l’effort à déployer pour éviter que nos poursuivants nous rattrapent.

Juste devant, d’autres groupes tentent de s’échapper dans une confusion d’armée en déroute. Certains n’en peuvent plus. Les poumons au bord de l’éclatement, ils se laissent tomber par terre, vociférant des Ave Maria et des Pater Noster. Une balle déchire l’air dans un silence subit. Prolongation du bruit en un son mouillé. La course se fige un instant avant de redémarrer dans la même pagaille. Le choc des criailleries, des pleurs. Les miens et ceux de Luciana. Ceux des autres aussi. Les vociférations. Les aboiements. Que, plus tard, j’entendrai des nuits entières, chaque fois que je fermerai l’œil.

Soudain, les jappements cessèrent. Mieux, ils redevinrent lointains, presque ouatés. N’étaient les circonstances, on se croirait volontiers dans un rêve. Avions-nous semé nos bourreaux ? Avaient-ils abandonné la poursuite ? Maintenant qu’il ne devait plus rester un seul des nôtres chez eux, que pouvaient-ils vouloir d’autre ? L’explication n’allait pas tarder. Nous continuâmes à avancer avec la même résolution. Il fallait gagner du terrain, encore et encore. Ne pas s’arrêter tant que l’on n’aurait pas franchi le Massacre. Plus nous progressions, d’une foulée que nous envieraient tous ces athlètes dont on parle tant de nos jours, plus nous avions chaud. Une chaleur insupportable, inexplicable surtout à une heure aussi matinale. Il devait être huit, neuf heures. Le soleil hésitait encore entre la caresse et la morsure. Bien sûr, l’effort fourni. La peur qui habitait nos ventres. Nos corps en nage. La sueur obscurcissait carrément la vue. Et cette chaleur…

Jusqu’à ce que l’on aperçoive l’épaisse fumée qui monte dru vers le ciel. La cannaie est en flammes. Le feu nous encercle. On est pris au piège. On va rôtir vivants. On suffoque. Une cacophonie d’éternuements. Certains se précipitent au-dehors, les mains au-dessus de la tête. Les balles crépitent. Des salves sèches, accompagnées de cris horrifiés. Le vent souffle, attisant les flammes. Elles grondent. Voup ! Voooup ! Voooup ! Onomatopées délirantes. Le grésillement des cannes en feu. Les corps touchés qui essayent de revenir au point de départ. Dans les yeux, le souhait d’affronter l’au-delà au milieu des siens, comme si leur présence pouvait rendre le passage plus léger. Mais les flammes ne laissent pas leur dernier vœu s’accomplir. D’autres ressortent, incapables de résister. De nouveau les fusils. Les rafales sont suivies d’un bref silence. Au fur et à mesure que le cercle de feu se referme sur nous, le groupe s’amenuise. D’autres encore tentent une nouvelle sortie, dans l’espoir sans doute d’un meilleur sort que leurs prédécesseurs, ou d’un face-à-face moins brutal avec l’autre bord.

Avec l’unique gallon d’eau dont nous disposons, mon père a la bonne idée de mouiller des bouts de tissu que nous portons à notre nez pour pouvoir respirer. Dérisoire solution. Quelle protection pourra-t-il inventer, Papa, lorsque, dans quelques minutes, des langues de feu nous lécheront les bras, les jambes, le visage ? Un chant jaillit de la poitrine d’une vieille femme, dont on se demande comment elle a pu courir jusqu’ici. Il est repris en chœur par les autres. « Plus près de toi, mon Dieu, plus près de toi… » Cette mélodie m’accompagne souvent ces jours-ci. […]

Source: Gens de la Caraïbe

© Louis-Philippe Dalembert

L’autre face de la mer, un roman paru chez Stock, 1998 (Prix RFO du Livre 1999 – Bourse Poncetton de la Société des Gens de Lettres) ; Le Serpent à Plumes, coll. « Motifs », 2005 ; éditions des Presses nationales, 2007.


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