Romain Verger
Prolongement utile, voire indispensable du film Médée réalisé par Pasolini en 1969, ce livre publié par Arléa propose une interview de Maria Callas, un cahier de notes (les "Visions de la Médée") et la retranscription des "dialogues définitifs" du film. S'il y a peu à retenir de l'interview de la cantatrice, hormis sa volonté de donner de cette mère infanticide la vision "la moins sanguinaire possible" pour que, lavée de sa fureur et de son agressivité légendaire, la fille d'Aetes apparaisse dans toute son humanité, on s'arrêtera plus particulièrement sur la seconde section dans laquelle Pasolini retraverse le mythe d'Euripide et se l'approprie, dévoilant beaucoup plus explicitement que dans le film ses intentions de réalisateur.
A-t-on pour autant besoin de tels éclaircissements? Le film n'est-il pas censé se suffire à lui-même et témoigner de ces intentions-là, dans le mode d'expression qui lui est propre, sans justifier du recours à un quelconque appoint théorique ? Après lecture, on peut néanmoins se demander si ce film-là, passionnant à bien des égards, est parvenu à embrasser toute l'ambition du réalisateur italien, à en rendre les desseins suffisamment lisibles et visibles. En ce sens, on ne peut qu'inciter le spectateur à revoir le film à l'aune de ces "visions".
Ainsi de la longue série de rêves de Médée, limitée pour l'essentiel dans le film à la prémonition onirique du meurtre de Glaucé. Cet enchaînement nourrit sa vengeance en rattachant celle-ci à la part nocturne et lunaire de la magicienne. Si dans le film, l'embrasement de la fille de Créon n'est que la duplication d'une pulsion engendrée par les puissances de la nuit et de la passion blessée, les rêves prennent dans le texte une résonance toute particulière. À défaut de pouvoir satisfaire ses aspirations au sacré dans la réalité, sur cette d'exil où l'a traînée Jason — territoire vidé de ses dieux et rites —, Médée semble tout entière réduite à cet ultime espace de liberté : ses rêves dans lesquels elle assouvit sa nature en multipliant les rites de fécondité, de purification et autres sacrifices tel l'extraction et l'ingestion d'un cœur humain. Cette longue série de rêves suivie de leur réalisation renforce le sentiment d'une fatalité tragique toute puissante en réduisant ce qui advient dans la dernière partie du mythe à une simple caisse d'enregistrement. D'où cette variante apportée au mythe par Pasolini (bien visible dans le film) qui donne à voir la mort de Glaucé, suivie de son père, comme un suicide qui n'a paradoxalement rien de l'affirmation d'une quelconque liberté, geste comme dénué de sens, dicté de plus haut. Cela donne aussi une vision plus moderne et humaine de Médée, qui n'est plus seulement le jouet d'une machine infernale oniromantique, mais d'un inconscient qui la submerge et la dévore au point de lui dicter de dévorer et ronger ceux qui précipitent sa chute.
Autre aspect, me semble-t-il, plus nettement perceptible dans les "Visions" que dans le film : l'étroite et non moins ambiguë relation du jeune Jason avec le Centaure qui l'éduque. S'y dessine en effet une réflexion qui dépasse le cadre strict du mythe et du personnage de Jason, pour pointer ce passage du monde de l'enfance à celui de l'adulte. Le Centaure y joue le rôle d'un initiateur et d'un révélateur. Elevé dans la piété, l'enfant est bercé par les fables dont l'abreuve le Centaure, mythes qui lui font côtoyer et toucher Déméter, dans un rapport au monde où la métaphysique ne se dissocie en rien du réel, se confondant même tout entière avec lui. La maturité s'accompagne d'une métamorphose du Centaure (qui n'est jamais vu qu'en caméra subjective, par Jason lui-même) : celui-ci perd ses attributs mythologiques, devenant "un homme tout simple, qui a perdu ses formes fabuleuses", comme pour épouser cette autre vision démythifiée du monde qui tend à poindre chez le jeune adulte : une perception rationnelle et désacralisée des choses où prévalent "la raison et la volonté humaines", "le but logique et terrestre". En l'occurrence pour Jason, c'est "le succès sur terre" qui dépend de sa capacité ou non à reprendre sa place de roi.
"JASON : Mais moi je n'ai connu qu'un seul Centaure…CENTAURE : Non, tu en as connu deux : l'un sacré, quand tu étais enfant, et l'autre désacralisé, quand tu es devenu adulte."
Enfin, comme le souligne justement Christophe Mileschi dans sa préface, il convient de replacer le film dans le contexte du grand boom économique italien de ces années-là, où le grand capital tend à remplacer le sacré, où "le mystère, le religieux [se retrouvent] confisqués par l'argent, par l'intérêt, par l'appât de puissance, détournés par la soif de conquête, d'entreprise, de possession." En s'emparant du mythe de Médée, Pasolini dépeint une Italie écartelée entre deux cultures, deux époques, l'une moderne et industrielle, "qui glorifie la puissance dominatrice de l'homme, sa capacité à agir sur le monde pour le plier à sa volonté", incarnée en Jason ; l'autre plus ancestrale, attachée à la terre, culture archaïque qui n'a pas encore rompu avec la magie : Médée. L'exil auquel la magicienne consent par amour et dont elle va très vite se retrouver captive, c'est celui d'une femme désorientée à jamais nostalgique de son monde ancien et qui, arrivant à Iolcos, expérimente une "conversion à l'envers", à l'image de celle qui marque la métamorphose du jeune Jason en adulte. Elle n'en finit plus de "chercher le sacré", abandonné en Colchide, et dont elle a perdu le sentiment en rencontrant Jason :
"Maintenant, Médée cherche désespérément un rocher, un caillou sacré. Des cailloux, ce n'est pas ce qui manque, autour d'elle, sur cette côte de la Méditerranée. Mais les pierres ne répondent pas plus que les arbres à la supplique de Médée : elles restent ce qu'elles sont, de belles pierres insignifiantes."
"Et maintenant, elle a perdu cette science, comme une bête qu'on a arrachée à son pâturage, qui ne parvient plus à s'orienter… Elle regarde le Soleil, elle regarde la Lune. Et elle leur adresse une prière, un troisième hymne mais ils ne répondent pas ; ils restent hors d'atteinte, muets, des corps célestes et brutalement, merveilleusement inertes."
Condamnée à partager sa nouvelle existence avec des "hommes prosaïques et quotidiens", il ne lui reste plus qu'à renouer avec le sacré dans le geste irréparable de son infanticide. En ce sens, Médée accomplit un "acte d'amour suprême qui délivre ses enfants de la malédiction paternelle", de l'égoïsme rationaliste de Jason. Non seulement, "elle se réconcilie avec sa foi et ses pouvoirs d'antan", mais elle ramène aussi ses enfants "dans le temps mythique et sacré."
Un texte des plus éclairants, tant sur le film de Pasolini dont il est en quelque sorte le Making-of littérairement dense, que sur le mythe de Médée dont il enrichit la dimension et les perspectives, en s'incrivant dans la lignée d'Euripide, Sénèque ou plus récemment Quignard et Lars Von Trier...
Pier Paolo Pasolini, Médée, Arléa, 2007. Trad. : Christophe Mileschi. 8€