Dans un précédent billet, je rapproche la pensée du philosophe Daniel Dennett avec celle du Bouddha.On pourrait me rétorquer que, mettre ces deux-là dans le même sac, c'est passer un peu vite sur un élément de poids qui les renvoie à des années-lumières l'un de l'autre : la réincarnation.
En effet, le Bouddha croit à une après-vie, à un au-delà, hypothèse nécessaire pour que les fruits des actes de cette vie murissent. C'est le karma. Pourquoi les actes doivent-ils murir ? Pourquoi ne disparaîtraient-ils pas dans la mort, cette dés-agrégation des cinq agrégats ? Pour sauver la morale ! En effet, le Bouddha montre que si l'on croit que la mort interrompt le murissement des conséquences des actes (c'est le "nihilisme", version bouddhique), ou bien si l'on pose que le moi n'est pas affecté par ce murissement parce qu'il est immuable (c'est "l'éternalisme"), alors il n'y a plus de morale. Et sans morale, plus de chemin vers la guérison, vers le bien-être vécut en cette vie.
Donc, sans au-delà, sans une conscience persistante, point de salut. Même si cette conscience n'est qu'une succession de "mois" instantanés, et non pas un moi simple, comme nous le croyons spontanément.
Or, Dennett ne croit pas que la conscience, toute illusoire qu'elle soit, survive au corps pourrissant ou brûlant ; bref, mort. Donc, faut-il admettre qu'il ne peut plus y avoir de dharma du Bouddha après Dennett ?
Il est clair que non.
Car, même si demain l'on prouvait que la conscience survit à la mort, cela ne changerait rien aux thèses de Dennett. En effet, son grand point n'est point l'interruption de la conscience par la mort, mais plutôt la nature illusoire du moi conscient. Je suis à peu près certain que Dennett conserverait les mêmes positions darwiniennes : le plus peut venir du moins, le conscient de l'inerte, l'ordre du chaos. Cette expérience de pensée (à savoir, si l'on établissait un jour l'existence d'un au-delà) permet d'entrevoir ce qui fait la force du bouddhisme : la thérapie qu'il propose ne repose pas sur des hypothèses métaphysiques - des dogmes, si l'on veut. En tous les cas, le dharma ne dépend pas de ces suppositions-là. Si la réincarnation était confirmée, la théorie du moi-illusion resterait valide. Si la réincarnation n'est pas confirmée, la théorie du moi-illusion resterait valide... En revanche, si la théorie du moi-illusion était réfutée, l'hypothèse de la réincarnation ne perdrait-elle pas tout son intérêt ? "Voir la vacuité est le grand point, qu'importe l'autorité ? Qu'importe le philosophe, pourvu qu'on ait la sagesse ?".
Mais la morale, peut-elle survivre sans les hypothèses du karma et de la réincarnation ? Oui. Imaginons que je passe devant un petit lac où un enfant est en train de se noyer. Ai-je besoin de réfléchir à ces spéculations pour passer à l'action ? Non, la seule règle ici est que "quand on peut, on doit". Si le Bouddha a combattu la thèse selon laquelle la fin du corps est la fin de la conscience, c'est sans doute parce qu'il ne voyait pas d'autres solutions pour sauver la morale, morale sans laquelle une pratique contemplative peut difficilement porter ses fruits. Cela étant, il semble avoir eu conscience que ses hypothèses n'étaient pas absolument indispensables, puisqu'il parle dans ce soûtra des bienfaits de la vie bouddhiste, bienfaits ressentis dès cette vie même.
A un roi qui l'interrogeait ainsi :
" Il y a ces
artisans ordinaires : dompteurs d’éléphants, dompteurs de chevaux, charretiers,
archers, porte-drapeaux, maréchaux de camp, officiers d’intendance,
grands officiers royaux, commandos, héros militaires, guerriers en armure,
guerriers cuirassés, esclaves domestiques, pâtissiers, barbiers, serviteurs
des bains, cuisiniers, tisserands, vanniers, potiers, calculateurs, comptables,
et tous autres artisans du même genre. Ils gagnent leur vie grâce aux fruits
de leurs métiers, visibles dans l’ici-et-maintenant. Ils apportent bonheur et
plaisir à eux-mêmes, à leurs parents, épouses, et enfants, à leurs amis et
collègues. Ils mettent en place une excellente présentation d’offrandes aux
prêtres et contemplatifs, qui mène au ciel, qui résulte en bonheur, qui entraîne
une renaissance céleste. Est-il possible, seigneur, de faire voir un pareil
fruit de la vie contemplative, visible dans l’ici-et-maintenant ?""
Le Bouddha répondait en énonçant les fruits de la vie bouddhiste vécus dès ici-bas. Avec, entre autres, ceux de la méditation, d'une vie simple et libre. Même s'il n'y a pas d'au-delà, le dharma a un sens et une valeur thérapeutique. Pourquoi ? Parce qu'il délivre dès cette vie de l'illusion du moi. Or, Dennett va dans ce sens.
Le Bouddha confirme cette interprétation dans un autre soûtra, encore plus fameux que le précédent (si cela était possible) dans lequel il assure ses disciples - ses patients - que l'efficacité de sa thérapie ne repose pas nécessairement sur la croyance en la réincarnation et en la rétribution des actes, mais bien sur une morale efficace en cette vie même :
"Kalamas, le disciple des nobles êtres éveillés qui a une pensée ainsi libre de toute haine, et de toute malveillance, qui a une pensée irréprochable et pure, est quelqu'un qui trouve les quatre certitudes, ici et maintenant, en pensant : « ‘Supposons qu'il y ait, après la mort, des conséquences pour les actes bons et mauvais (accomplis avant la mort). En ce cas, il est possible, après la dissolution du corps, après la mort, que je renaisse dans un monde céleste.’ Telle est la première certitude.« ‘Supposons qu'il n'y ait pas, après la mort, de conséquences pour les actes bons et mauvais (accomplis avant la mort). Dans ce cas, dans la vie présente, je demeure, en tout état de cause, détendu, libre de toute haine et de toute malveillance.’ Telle est la deuxième certitude.« ‘Supposons que des conséquences négatives retombent sur l'individu qui a commis des mauvaises actions. Quant à moi, je n’ai souhaité aucun mal à personne. Alors comment se pourrait-il qu'une conséquence négative retombe sur moi qui n’ai commis aucune action mauvaise ?’ Telle est la troisième certitude.« ‘Supposons qu’aucune conséquence négative ne retombe sur l'individu qui commet des actions mauvaises. Alors dans les deux cas, je peux considérer que je suis pur.’ Telle est la quatrième certitude."
La réincarnation et la rétribution sont ainsi des "moyens habiles" (upâya), non des vérités absolues. Donc Dennett et dharma, même combat !
P.S. : je me demande dans quelle mesure ces "quatrecertitudes" sont à rapprocher des "quatre assurances" du dzogchen nyingthig...