De livre en livre, la démarche de Ludovic Degroote semble se
rapprocher de plus en plus de quelques points cruciaux. Cruciaux dans sa vie,
bien sûr mais cruciaux surtout pour et dans son écriture.
Monologue qui vient de paraître chez Champ Vallon pose
en effet la question infinie et irrésolue des rapports entre l’écriture et la
mort. Il faut le rapprocher à mon sens de tentatives comme celles de Jacques
Roubaud (quelque chose noir), de
Michel Deguy (à ce qui n’en finit pas. Thrène),
de Françoise Clédat (L’ange Hypnovel)…
même et précisément parce que ces livres-là sont très différents dans leur
forme, tout en ayant le même « sujet » apparent, la disparition d’un
très proche.
Pour Ludovic Degroote il s’agit de la mort de sa sœur aînée, dans un accident
de voiture, loin des siens, lors d’un séjour linguistique en Angleterre en
1966. Elle n’avait que dix-huit ans, et lui sept.
Monologue (sans s on le notera) est composé de quatre « monologues »,
s’ouvrant avec celui de la jeune morte Godeleine, se poursuivant avec ceux du
père puis de la mère, se terminant par le « Monologue de Ludo ». Le
lecteur est à chaque fois comme déporté dans un nouveau point de vue et lit le
drame selon un angle différent.
Une première approche consisterait à décrire ce livre comme l’onde de choc de
ce drame, à l’intérieur d’une famille et du narrateur.
Mais il serait réducteur de ne lire ici que le récit beau et profondément
émouvant de ce drame. Ce dont il est question, plus essentiellement encore, c’est
de la trace, de la survivance des disparus en nous, de la façon dont ils nous
habitent et peut-être nous donnent langue, nous mènent vers l’écriture. « J’ignore ce qu’on peut s’approprier de
ce qui a disparu ou gravite autour de la disparition, c’est comme s’il
s’agissait de parler avec une autre langue alors qu’on essaie seulement
d’atteindre la sienne » (p. 85)
De la façon aussi dont les disparus, proches ou anonymes, demandent à être pris
en charge, pérennisés : « je ne peux oublier tous ceux qui restent en
vie, puisque ma matière de morte est condamnée à chercher sa forme à travers
eux », dit Godeleine en son monologue d’ouverture. (p. 37)
Il faut alors tenter de comprendre comment ce qui demande à se faire jour et
qui dans la confrontation à la disparition, redouble de peine à se dire,
cherche une forme, une forme force
selon l’expression d’Antoine Emaz. Celle qui sera susceptible d’entourer le
vide, de l’approcher au plus près.
Ici deux principes se superposent. En premier lieu, on note que Ludovic
Degroote procède par courts paragraphes, à l’écriture très économe, donnant le
sentiment que chaque bloc de texte est la condition sine qua non du suivant, qu’il avance en prenant appui sur chaque
pas posé et sur lui seul, en ce que l’on pourrait peut-être nommer une écriture-gué ;
il me semble que déjà La Digue*
procédait ainsi, pas à pas, l’un engendrant l’autre. Le terrain est grignoté petit à petit, chèrement, vers cette « autre
langue », enfouie, que l’on s’efforce néanmoins de cerner. Cette langue
« dont on a parfois l’impression qu’elle est si bien immergée qu’elle
devient inatteignable, alors que ce qui est inatteignable, c’est ce qu’on doit
dire, qui ne peut se dire qu’à travers une forme immergée dont nous ne voyons
pas les reliefs, parce que la disparition nous heurte aux poncifs » (p.86)
Mais la composition générale du livre, qui semble emprunter quelque
chose à la musique, est aussi emblématique : quatre monologues distincts,
comme quatre voix. On songe ici au quatuor V du compositeur contemporain Alain
Bancquart, œuvre dans laquelle chacune des 4 voix est donnée d’abord seule, à
nu, comme une partita, avant d’être
mêlée, mixée, superposée, contrapunctiquement, aux autres…. Mais Ludovic
Degroote, lui, n’a pas procédé à la fusion des quatre voix ! Chaque partita reste voix séparée, sauf en chaque
lecteur où elles viennent s’incruster, jouer les unes sur les autres, les unes
avec les autres engendrant une sorte de forme fantôme….. Une forme fantôme et
en gué pour une présence si fantomatique et si réelle, celle de la jeune
disparue : « j’en reviens
toujours à toi, comme si le point de départ n’était pas ma naissance mais ta
mort, qui a produit ma naissance dans ta mort ». Engendrements
successifs générateurs de l’écriture et du livre.
[Florence Trocmé]
*édité par les éditions Unes en 1995, republié en feuilleton
par Poezibao disponible chez
publie.net (2012) et très bientôt en publie.papier. On peut lire aussi le "journal de lecture" de ce livre sur le site Le Flotoir