Poezibao publie ici un ensemble proposé par Alain Paire autour de l’écrivain
Michéa Jacobi qui publie Walking
class heroes / De quelques marcheurs
Cet ensemble se compose d’un extrait du livre, autour de la figure d’Umberto
Saba, d’une note de lecture de ce même livre et d’une notice
bio-bibliographique.
1. extrait de Walking class heroes / De quelques marcheurs
Saba, Umberto Poli dit, poète triestin (1883-1957).
Tout homme qui marche est porteur d'un secret. Ce vieux monsieur par exemple,
qui déambule dans Trieste un béret vissé sur son crâne, est un poète épris de
vérité qui force avec sérénité son pas à le conduire au-devant de ses
souvenirs.
La maison de sa mère, fille du ghetto "qui ne laissait ni vivre, ni
laisser vivre les autres", le coiffeur d'en face que le quartier disait
être son père, le port. Les copistes imberbes, les débardeurs en file indienne
sur leurs échelles tremblantes, et parmi eux sans doute, un journalier
semblable à celui à qui Umberto, lui-même employé aux écritures dans une maison
de commerce, se donna quand il était adolescent.
Il avait compris ses avances, il lui avait dit : "tu veux me la mettre
dans le cul", et il avait consenti plusieurs fois à la chose, le ventre
posé sur des sacs de farine double zéro où il avait assez souvent laissé la
trace de sa propre jouissance. Il se souvient exactement, il monte un escalier
comme on gravirait les marches du paradis, il sonne à une porte où il avait
sonné jadis.
Est-celle de Tanda, la prostituée slovène, à laquelle il avait confié ses 17
ans et qui lui avait donné un plaisir qu'il semblait connaître depuis avant
d'être né ? Est-ce déjà celle de l'antre noir de la via San Nicolo où, pareil à
un mort, il passa la plus grande partie de sa vie à vendre des livres morts à
des morts ? Non, Trieste n'est pas une sépulture. Non, Umberto Saba n'est pas
condamné à rester l'enfant qui pleurait dans la foule lorsque sa mère le
perdait au marché.
La ville est de toute part vivante et elle ne demande, puisqu'il est poète et marcheur,
qu'à lui servir de motif.
C'est un faubourg vibrant de labeur, un enfant monté sur le moyeu de la
carriole du glacier, des pentes populaires bornées de murets. Un quidam suivant
le fil de sa pensée puis déviant vers la joie prompte d'une fontaine, une femme
qu'oppresse une longue grimpée, des enfants mettant des ailes à toutes choses.
Une venelle qui ramène à la maison et semble embrasser l'infini dans son
humilité, les ouvrières de la rue de l'ancien lazaret qui cousent prisonnières
de radieux pavillons, un commis avec une brouette qui roule sur une pente. La
mer qui se dévoile d'une colline, assaillie par la Bora, le goal qui va et
vient comme une sentinelle dans sa cage, la promenade maritime de la Barcola ou
de Sant'Andrea : si tu me dis celle que tu préfères, je te dirai celle que tu
es.
Tout est bon à écrire si, comme dit Saba, "la nécessité intime s'en
présente", et Trieste est toujours prête à enrichir d'une strophe le style
nu du Canzoniere, ce recueil élégiaque que l'auteur maintient en perpétuelle
voie d'achèvement. Mais, infailliblement, le doux désir de se fondre dans la
vie de tous reste vain et c'est vers ses angoisses que le libraire dirige à
nouveau ses pas. Il appelle : "Douleur, où es-tu ?". Il va au hasard
dans le seul but de "se dire en paix quelques mots". Il se délecte
dans le soir de ses idées noires : "Et c'est la pensée de la mort qui,
somme toute, aide à vivre".
Il se frotte à la psychanalyse, il dit qu'elle est son seul parti, il aspire à
se soumettre au dur précepte de Freud : "On ne transige pas avec la vérité
; il vaut mieux - si on ne peut faire autrement - périr honnêtement". Il
écrit à soixante-dix ans Ernesto, un court roman où il raconte sans
fioriture sa lointaine découverte de l'homosexualité. Puis il remet son béret
et son cache-col et s'en va vers une angoisse nouvelle qui "comme une
lavandière un drap" brûle de lui tordre le cœur.
Tout homme qui marche est porteur de regrets et de tourments qui lui sont
propres. Il ne manquerait plus que quelques pas, ou quelques mots jetés sur le
papier, l'en débarrassent.
Michéa Jacobi
Pages 87-89 de Walking class heroes / De quelques marcheurs, éditions de
la Bibliothèque, octobre 2012
choix d'Alain Paire
•
2. Note de lecture de Walking class
heroes / De quelques marcheurs
Neil Amstrong, Basho, Alexandra
David-Neel et Robert Korzienowski : 26 petits traités de la marche.
Cette évocation d'Umberto Saba figure parmi les 26 vidas qui composent le dernier
livre de Michéa Jacobi, Walking class heroes / De quelques marcheurs. Sous
plusieurs latitudes et dans des époques différentes, ses personnages sont de
proches cousins de grands arpenteurs et narrateurs amoureux de Paris comme
Restif de la Bretonne, Louis-Sébastien Mercier, Léon-Paul Fargue et Eric Hazan.
Alexandra David-Neel, les semelles d'Empédocle et Basho figurent dans la liste
paradoxale dressée par Michéa Jacobi. Son livre parut quelques jours avant le
décès de Neil Amstrong ; plutôt que de rédiger de laborieuses nécrologies, les
journaux du monde entier auraient dû utiliser son évocation de la mer de la
Tranquillité et "sa botte qui ne soulève aucune poussière" .
Dans cet ouvrage, on rencontre également un pape "anti-siège",
un criminel condamné à l'échafaud ainsi que Francisco Romero, l'inventeur de la
corrida à pied. L'un des personnages élus par Jacobi fut quatre fois champion
olympique. Venu d'Ukraine, il n'a pas choisi un pseudonyme, il s'appelle Robert
Korzienowski ; on ne sait pas assez que son patronyme est le vrai nom de Joseph
Conrad qui était né en Pologne. Rangés en ordre alphabétique, ces 26
irréductibles tout à fait dissemblables ont en commun une passion singulière :
pendant la majeure partie de leur existence, ils éprouvèrent un goût
irrépressible pour la pratique de la marche.
Plus anonyme, l'un des passants considérables portraituré par Jacobi est auteur
de cadrans solaires dans les Alpes du Sud. Alexis Muston, dit le grand
faucheux, est pour sa part le rédacteur d'une Histoire populaire des Vaudois.
Vraisemblablement beaucoup moins marcheuse que ses voisins de sommaire, l'une
des rares femmes de cette liste traverse nuitamment et pour une éternelle fois
la rue principale d'une ville italienne : tous les adolescents de Rimini et
tous les spectateurs d'Amarcord se souviennent invinciblement de La
Gradisca. Dans un autre de ses livres intitulé Le piéton chronique,
- le recueil des feuillets et des linogravures qu'il livre dans un périodique
marseillais, depuis septembre 2000 -
Michéa Jacobi donne à lire en guise d'exergue une citation qui résume
les motivations de ses 26 personnages. Auteur en 1812 des Bagatelles,
promenades d'un désœuvré dans la ville de Saint Pétersbourg, le diplomate
Gotthlif Theodor von Faber reconnaissait avec lucidité la plus grande de ses
dettes : "Je dois beaucoup à mes pieds : sans eux que d'idées, de
sensations, de réflexions, que de plans et de résolutions ne me seraient pas
venus ;je leur dois mes jouissances les plus complètes et les plus pures. Sans
eux je n'aurais jamais goûté le sentiment de l'indépendance, tel que je le
connais".
Rédiger des chroniques pour un journal ou bien rassembler de courtes vidas
implique une grande sûreté de regard, beaucoup de curiosité et de disponibilité.
Jacques Damade, l'excellent inventeur des éditions La Bibliothèque ainsi
que Marie-José Lembo et Valérie Simonet, responsables du périodique Marseille/
Hebdo ont su appréhender le talent tout à fait particulier de Jacobi.
Michéa est loin d'avoir dit son dernier mot : il prétend que les 26 biographies
de ses Walking class heroes, "représentent la vingt-sixième partie d'un
vaste ensemble appelé Humanitas Elementi
qui comporte lui-même 26 x 26 = 676
biographies". Toutes proportions gardées, exactement comme Basho quand
il sort de sa sente étroite du bout du monde, Michéa Jacobi sait parfaitement
qu'"Un haiku n'est que la promesse d'un autre haiku, juste un moment
les deux pieds posés sur le sol, avant un nouveau pas, un nouveau déséquilibre
indispensable à la progression".
Pas une semaine sans chronique, sans carnet de promenades et sans gravure
linotypée. Deux de ses récents papiers journalistiques traitaient de peintures
que j'affectionne. Dans sa chronique du 31 octobre, Michéa Jacobi évoquait le
travail d'un habitant de Pertuis, le peintre Don Jacques Ciccolini. Ce
contemporain a pris pour sujet d'exposition la construction et l'imminente
destruction du pont qui enjambe près de chez lui la Durance. Pour décrire son
travail, Michéa Jacobi s'est souvenu d'Ivo Andric qui "raconte dans un
de ses romans qu'à l'origine de tous les ponts, il y a un ange qui, renonçant
aux cieux, déploie pour toujours ses ailes entre les berges d'un fleuve". Ce
14 novembre, Jacobi évoquait dans Marseille/ Hebdo, "la silhouette
chenue" d'un personnage qu'on aperçoit au Louvre, sur l'une des
grandes compositions de Joseph Vernet, L'entrée du port de Marseille. Annibal
Camoux "était âgé de 117 ans au moment où l'œuvre fut exécutée, et il
jouissait d'une excellente santé. On apprend ailleurs qu'il avait été soldat
puis laboureur et qu'il avait appris la botanique dans les livres de Pitton de
Tournefort, le savant aixois qui fut tué par une charrette alors qu'il
cueillait une herbe inconnue entre les pavés d'une rue de Paris. Les mêmes
sources indiquent qu'il disait devoir sa longévité à l'usage d'une plante
nommée angélique. Hélas, la salle qui abrite le Joseph Vernet était fermée ce
jour-là. Annibal devait être en goguette dans les réserves ou dans un lointain
lieu d'exposition. Ainsi vivent les vieux aujourd'hui. On ne sait jamais où ils
sont".
Dans le site des éditions La
Bibliothèque - où Jacques Damade, auteur des Iles disparues de
Paris, a fait paraître depuis 1992, dans son format parfait pour les
poches, 12 x 17 cm, Antoine Galland, Blaise de Vigenère, Alexandre Dumas,
Michel Orcel et Pierre Lartigue - on indique deux lectures-rencontres qui sont
programmées dans des librairies sudistes. Le mercredi 21 novembre à 18 h, la Librairie L'Ivraie - 21 rue de la
Cavalerie, Montpellier, tél 04.67.40.80.26 - accueillera Michéa Jacobi qui
parlera également de ses héroïques marcheurs le vendredi 30 novembre à 19 h, à
la librairie Le Lièvre de
Mars, 21 rue des Trois mages, Marseille, tél 04.91.81.12.95.
Proche du marché de La Plaine, la librairie du Lièvre de Mars qui organise
régulièrement des expositions et qui promeut les petits éditeurs dans le
domaine de la littérature, du graphisme et du design, ne doit pas toutes ses
particularités à l'un des personnages d'Alice au pays des merveilles.
Elle se souvient avoir pour local un espace autrefois occupé par un petit
imprimeur. Je viens de dénicher parmi ses rayons un exemplaire d’un remarquable
périodique, la revue Mettray de Didier
Morin qui consacre une partie de son dernier numéro aux éditions Gris banal
et aux films Hors-oeil de François
Lagarde. Quelques centaines de mètres en aval de la rue des Trois Mages, on
retrouve le Cours Julien où sont
domiciliées les éditions Parenthèses
qui maquettent et impriment principalement des livres d'architecture ou bien de
la littérature arménienne. Les responsables des éditions Parenthèses, Patrick
Bardou et Varoujan Arzoumanian, ont publié trois livres de Michéa Jacobi. Un
quatrième ouvrage sur lequel je ne
manquerai pas de revenir, paraîtra en mars 2013 ; il s'intitulera Marseille
en toutes lettres, une anthologie littéraire.
Alain Paire
3. bio-bibliographie de Michéa Jacobi
Michéa Jacobi est né en 1955, à Arles dans le quartier de Trinquetaille.
Instituteur, il vit et travaille à Marseille. Publié en 1989, son premier livre
a pour titre Notre Yiddish, c'est un abécédaire illustré de linogravures
: lui succédèrent un Abécédaire des Marseillais et un Abécédaire des
Arlésiens dont on retrouve de nombreux exemples sur ce lien. Avec son
ami Antoine Martin,
Jacobi créa en 1989 la revue Le Midi illustré qui publia seize numéros.
En 1996, Michéa Jacobi a publié Trésor, un roman à propos de son père et
de Trinquetaille. L'année suivante, il tentait de donner un éclairage nouveau
aux contes et au personnage d'Alphonse Daudet dans Les Nouvelle Lettres de
mon moulin. Il raconte avoir rédigé à partir des photographies d'Antoine
Agoudjan, en 1999, un livre sur Istambul "sans y avoir jamais mis les
pieds". Dans la postface du Piéton Chronique / Carnet
de promenades, Valérie Simonet nous fait part d'une saisissante anecdote : "C'était
le 13 septembre 2001. Le journal soufflait sa première bougie, à peu de choses
près. Deux jours plus tôt, un mardi, nous bouclions l'Hebdo en pleine
sidération. Deux tours jumelles s'écroulaient à l'infini sur les écrans de
télévision de la rédaction. Dans le numéro du jeudi 13 septembre 2001, pas un
mot de notre part sur l'événement planétaire. Une absence, un acte manqué, une
amnésie profonde. Pas un mot, sauf dans la chronique de Michéa Jacobi. Elle
s'intitulait sobrement "Deux tours s'écroulent à la télévision". Il
était au marché aux puces, regardant par-dessus l'épaule d'un type incrédule
qui regardait lui-même la télévision. Drôle d'endroit pour rendre compte d'un
tel événement".
Notre yiddish, éd.Climats - 1989
Ecoliers, éd. Climats - 1991
Abécédaire des Marseillais, éd. Parenthèses - 1992
Inquitionis Elementa, éd. Le Cheval de Troie - 1992
Abécédaire des Arlésiens, éd. Harmonia Mundi - 1995
Abécédaire de la Tauromachie, ( avec Antoine Martin), éd. Harmonia Mundi - 1995
Trésor, éd. Austral - 1996
Les Nouvelles Lettres de mon moulin, éd.
Climats - 1997
Istanbul peut-être ( photographies d’Antoine Agoudjian), éd. Parenthèses
- 1999
Trésor (nouvelle édition), éd. Climats - 2002
Le plus vieux Juif du Monde, éd. Climats - 2002
Cipressi, éd. Librairie Sauramps - 2005
Le mystère du Pointu, éd. Rouge Safran – 2006, livre pour la jeunesse
Fous de Feria (illustrateur), éd. SEDICOM – 2009
Le Piéton chronique, carnets de promenades, éd. Parenthèses – 2011
Walking class heroes, Editions de la Bibliothèque – 2012
Trésor et Le plus vieux Juif du Monde sont désormais disponibles
aux éditions Flammarion.