Trente-trois ans après la mémorable exposition de 1979, le grand peintre surréaliste revient au Centre Pompidou. Un concentré effervescent.
A Port Lligat, près de Cadaqués, en novembre 1957, Dali, au côté de Gala, supervise une danseuse peignant avec ses pieds. © Farabola/LeemagePar MARC LAMBRON
Vous ne pourrez pas l’ignorer longtemps : à deux pas de l’ancienne place de Grève et de la rue Rambuteau, dans la résille arachnéenne du Centre Pompidou, un golem avec canne à pommeau, le grand Rascar Capac des montres molles, le vampire du surréalisme platiné va se réincarner. En 1979, du vivant de Dalí, une première exposition avait offert au même musée un record d’entrées jamais égalé depuis lors. Dalí va-t-il battre Dalí ? Le gouvernement Ayrault sera-t-il contemporain d’un pic de surréalité ? L’exposition s’annonce comme le siphonnage d’une psyché, le diorama d’un polymorphisme. A travers ses époques, ses volets, ses méandres, chacun pourra composer son kit de dalinisme compressé, en même temps que l’on y prendra la mesure d’une oeuvre qui reste stupéfiante.
Samplings de réalité
L’énigme, c’est l’origine. L’enfant du notaire de Figueras auquel on montrait la tombe de son frère aîné, mort avant sa naissance, et comme lui nommé Salvador Dalí. Dès sa haute enfance, donc, Dalí est un cadavre en sursis. Un double. Mais la charogne va bouger. Ce qui touche, c’est l’explosante fixe du Dalí augural. Le jouvenceau qui se liait d’étroite amitié, à la Cité universitaire de Madrid, avecFederico Garcia Lorca et Luis Buñuel. Naissance d’une passion. Singulière matrice. Comment des provinciaux de l’Espagne alfonsine, par pure friction de silex, mûrissent-ils des images qui vont devenir mondiales ? La fascination des plages infinies et la pourpre sanguine du torero blessé, un rasoir qui tranche un oeil et des fourmis sortant d’une plaie à vif. On sait que Lorca finira tragiquement. Comme Dalí, Buñuel va durer, passant du vicomte de Noailles à Catherine Deneuve, et d’André Breton à Michael Lonsdale.
On va beaucoup écrire sur l’exposition Dalí in situ. Une façon de la prendre par la bande, de la remixer, de la sourcer, c’est d’entreprendre un voyage en Catalogne à travers les mastabas de cet étrange pharaon. Là, vous entrez dans l’accélérateur de particules, le shaker en 3D. Vous avez cette empreinte génétique dont le Centre Pompidou détaille le spectre. A Port Lligat, anse d’une blancheur marocaine, Gala et Dalí avaient réuni à partir de 1929 plusieurs maisons de pêcheurs. A l’intérieur de cette demeure polylobée, la lumière catalane semble éclairer les méandres d’un cortex biscornu, entre les poésies de Lautréamont et le concours Lépine. Ours empaillé, arbalète, immortelles, coquillages, reproduction du “Philippe IV” de Velazquez, cage à canaris, cage à grillons, studiolo avec appareils optiques, “Angélus” de Millet, grain de blé géant, boa, lion naturalisé, christ géant avec sa barque thorax dans le jardin, fontaine mauresque et Bibendum Michelin, on sent que Dalí, comme une sorte de musicien électronique avant l’heure, procédait par prélèvements, par samplings de réalité, sorte de disc-jockey des coïncidences parcouru de vibrations lémuriennes. Sur les murs, des photos parlent aussi de son siècle : Walt Disney, la duchesse de Windsor, Picasso, Gregory Peck et Ingrid Bergman, Paul Eluard…
Coquille façonnée pour sa muse
A Figueras, l’ancien théâtre de la cité est devenu le musée auquel Dalí contribua de son vivant. Une sorte de mausolée panoptique, criard et signifiant, comme si l’on expliquait le “Manifeste du surréalisme” à un croupier de Las Vegas. Il y a là les images tutélaires, les signatures d’une célébrité : grèves désertes, insectes, cyprès, béquilles, tiroirs dans des torses de femmes, anamorphoses, fresques de plafond en contre-plongée, bijoux à la Schiaparelli pour élégantes de la Cinquième Avenue. Un poulpe trône au-dessus du “Moïse” de Michel-Ange. Les paysages de Cadaqués et de l’Ampurdan fournissent un fond d’enfance à tous les délires. Plus curieuses, moins connues peut-être, les oeuvres du dernier Dalí. Une photo pixellisée d’Abraham Lincoln abrite en trompe-l’oeil Gala vue de dos (1972). Un hologramme rock’n'roll de 1973 est intitulé “Le cerveau d’Alice Cooper”. Et il y a l’expressionnisme final, autour de 1981, qui a les matités d’un panneau de Joseph Beuys.
Car Dalí connut alors son crépuscule dans une dernière demeure, son Rosebud foetal, son Xanadu paranoïaque, le château de Pubol. Une redoute fortifiée du XIVe siècle qu’il avait transformée en ode à Gala. Plafond avec colonnade ouverte sur la lune, oeufs de Fabergé, tentures, bougeoirs, illusions d’optique – du Christian Bérard sous LSD. Se refermant dans la coquille qu’il avait façonnée pour sa muse, Dalí en avait fait un lieu presque proustien, une églogue à la jeunesse perdue. Il y a là des trompe-l’oeil, des chaises en cuillère, un portrait de Gala vue de dos avec des dômes russes dans le ciel. De vieux disques suggèrent un goût musical : Verdi, Wagner, Stravinsky, Penderecki. Mais la mort dalinienne, elle aussi, était frappée d’extravagance : le corps de Gala repose dans la crypte, veillé par une girafe et des têtes de chevaux. Dalí vint peindre ici ses derniers tableaux, autour de 1982, méditant inlassablement sur la théorie des catastrophes de René Thom, avant d’être brûlé en 1984 dans l’incendie de la chambre Bleue. Il se retira alors à Figueras, où il meurt en 1989.
La preuve dans l’héritage
Incidemment, il y a dans l’histrionisme dalinien une façon de faire pièce, constamment, à l’ombre énorme de Picasso. Cette autre guerre civile espagnole oppose le minotaure de “Guernica” au peintre fou qui sera anobli par Franco. D’un côté, les femmes déstructurées, le génie zébré, la projection plastique d’une immense force explosante – c’est Picasso. De l’autre, les christs en perspective vertigineuse, la figuration minutieuse des monstres de la raison, la méthode paranoïa-critique comme blason d’un Avida Dollars à la fine moustache. Paris est le port d’accueil de ces deux plésiosaures, mais le génie est espagnol : on repasse Velazquez et Goya au laminoir d’un siècle nucléaire.
Avec Dalí, la preuve est aujourd’hui dans l’héritage, sous la forme d’une postérité disséminée. De son vivant, ce Protée avait multiplié les essais transformés : peinture, sculpture, décors de théâtre, films, hologrammes, stéréoscopies, salon inspiré par Mae West, oeuvres éphémères annonçant la mode des “performances”. Sans doute y a-t-il de l’ADN dalinien dans les sérigraphies de Warhol, le système narcissique de la Factory, le goût des muses façon Amanda Lear ou Edie Sedgwick. Et du Dalí aussi chez les cardinaux sanguinolents de Francis Bacon, formes éclatées dans une nébuleuse d’hémoglobine. Mais l’homme qui fit à la télévision la publicité du chocolat Lanvin aura essaimé dans toutes les clowneries de la société du spectacle, anticipateur ironique et supérieur des grimaces de la vente, satiriste avec pourcentage des simulacres intéressés de la mondialisation. Il y a du Dalí dans le tee-shirt déchiré des punks, dans les soutiens-gorge coniques de Jean Paul Gaultier, dans l’autoclonage avec maximes sèches d’un Karl Lagerfeld.
Système de la mode ? Peut-être. Mais il n’est pas acquis que Dalí ait acquiescé à la crédulité de ses adulateurs. Marquis de lui-même, métaphysicien ovoïde, théoricien vénéneux des reproductions lucratives, il surplombe l’époque avec un terrifiant rire de sarcasme. Il y a du Dalí incorporé dans le spectacle autant que dans sa critique.”Comme révolutionnaires, vous aspirez à un maître, et vous l’aurez”, disait son ancien ami Lacan aux jeunes gens de 1968. Comme postmodernes, nous aspirons à un pape, et nous l’avons probablement trouvé. C’est le pari du Centre Pompidou que d’offrir à Sa Sainteté Dalí un Vatican temporaire. Il attend ses nombreux fidèles.
“Salvador Dali”, du 21 novembre au 25 mars 2013. Centre Pompidou, Paris.