Divers portraits d’un poète : Tu vas attraper froid d’Éric Sénécal
C’est pratiquement au centre du recueil, à la fin de la première partie d’un
poème appelé « Dialogue du solitaire » que le vers retenu pour titrer
l’ouvrage apparaît, sans majuscule : « tu vas attraper froid, » (p.54).
La ponctuation est bien celle-ci, le poème s’inachève, si je peux dire, par une
virgule. Et cette affirmation de l’incomplétude doit être rattachée au
sous-titre de l’ouvrage : « (éthopées) ». On se souvient
peut-être que l’éthopée renvoie à un dictionnaire de rhétorique et que la
figure fait signe vers la mise en action de personnages qui révèlent un
caractère moral. L’éthopée est une grande figure morale. Georges Molinié, dans
son Dictionnaire de rhétorique écrit
ainsi : « Elle consiste en la description morale et psychologique
d’un personnage, de manière à ce que le développement du discours soit commandé
par ce traitement. » Mais ici, le tableau moral et l’analyse psychologique,
s’ils pourraient apparaître, semblent volontairement raturés. L’écriture de Tu vas attraper froid s’en dégage tout
en proposant d’abord de suggérer le portrait d’un être humain qui se place dans
une lignée poétique clairement affirmée :
je par exemple nomme je
le je de ton surréel
je est un autre mais Qui
inventa cela nommer je
ne se peut pas louons je
jouons-le aux dés à la mécanique-descartes
bien aplatir des deux côtés
les bras élevés vers le ciel
pour l’abolition d’une marée (p.55-56)
Passent dans ces deux strophes, outre les références rimbaldiennes et
surréalistes, un esthétique qui pose, avec le
jeu de « dés » et « l’abolition », une action sur la
langue : celle, justement, de donner une image réfléchie de l’être.
Et cet être d’apparaître divers, tantôt dans une sorte d’arrêt sur l’ouvrage
lui-même, méditant sur des « Pages d’écriture » et cherchant à
présenter sans mythologie l’urgence de l’écriture en même temps que l’énergie
énigmatique qui préside au geste :
D’aucuns font l’amour, d’autres jardinent, ou politiquent, scandent, interpellent,
chantent, peignent, creusent, musiquent, remplissent des vides. Qui saurait
dire si de la poésie, concentration d’atomes plus ou moins fissurés, habite
l’existence, si ce qui s’est écrit tend à provoquer quelque mouvement d’âme (ou
de ce qu’on veut) chez les rares lecteurs de poèmes. (p.88)
Tout se passe comme si Éric Sénécal s’appliquait à ne pas hiérarchiser l’action
(l’activité ?) humaine pour arriver à plus de sincérité dans le geste
lui-même. Ce serait justement la condition d’émergence de l’être.
Et celle-ci de passer pour ainsi dire par presque tous les états du langage. Le
poème d’Éric Sénécal, en prose et le plus souvent en vers dit assume la
multiplicité des registres, passant du plus recherché au plus vulgaire,
traquant les faux-semblants.
Parfois l’être poétique devient « Le moribond moribondera ». Et le
poème passe en revue la vie depuis « Un cri petit infiniment / un muet
petit d’homme / et le silence est atrophie » (p.12) pour construire des
« séquences qui ne feront pas un film » (p.17). Dans une sorte de
raréfaction du signe, l’existence se confronte à « la poussière larme à
larme / les / morts / s’alourdissent » (p.20). Et, la dernière
strophe de conclure, sans qu’on puisse dire si son premier mot est nom ou
verbe, constat ou conseil :
songe à rebondir
en des terres lointaines
mains qui sonnent
ternes mais douces
aux marges
d’un visage (p.21)
Le désespoir constitue parfois l’être du poète ou du poème mais il n’est jamais
un terme et l’écriture semble refuser toute complaisance dans la douleur – tout
pathétique, en somme – pour privilégier le cri ou plus simplement la colère.
Celle-ci trouve dans le réel l’occasion de se manifester sans jamais s’enfermer
dans un engagement qui asservirait l’écrit à un message prédéterminé. Le poème
« Bout du quai / chair de souvenirs » sous-titré
« (fugue) » est sans doute le meilleur exemple de cet aspect du
recueil. C’est une sorte de prélude aux travaux de rénovation d’un quartier
historique à plus d’un titre, le Bout du Quai à Dieppe, qui « accueillait
les harenguiers de toute la Manche et de la mer du Nord » (p.29). Depuis
Baudelaire, on sait que « La forme d’une ville change plus vite, hélas,
que le cœur des mortels. » Le poème, en prose, note ce que rien n’aura retenu :
Oui, écrire une histoire de la lumière dans ce quartier, sur les murs, en
petits cercles mécaniques ; échapper au poids des seuils, des fleurs
lourdes au surplomb des chambranles.
Aucune photographie, aucun mot n’outrepassera l’accalmie des fins d’après-midi
d’été au bout du quai – avancer, laisser le temps au visage de reprendre feu
dans l’hiver naissant.
Un fragment du monde est donné à lire, il n’existe plus. La dénonciation n’a
pas besoin d’être militante pour toucher à la justesse du lieu et être présente
par un écrit qui ne se limite pas à elle. Et le poème de restituer l’être de ce
qui disparaît.
Finalement, c’est une figure lyrique et mouvante qui se découvre au fur de la
vingtaine de poèmes réunis dans ce recueil. L’être humain ne se laisse pas réduire à une
conscience uniforme, chaque poème peut porter mémoire d’une histoire qu’elle
soit familiale, amicale, amoureuse, ouvrant ainsi l’éventail des sentiments,
des sensations, se heurtant à la mort des autres comme au suspens de l’amour, dans
un vers libre qui joue de tous les rythmes mais trouvent sans doute plus de
force dans un mètre très bref comme ici, à la fin du poème
« fugue » :
évinçons
momentanément
la rumeur inquiète et molle
prisonnier
de la clarté
d’une jupe légère l’ombre
des cuisses découvre la ligne
du tendon
d’achille
la cheville au sud
du pantalon
boussole en rond
traces inoccupées
vers un passage étroit
prisonnier
entrouvert
émaillé
friches qui s’accumulent
sur les
hommes inutiles
aux grands yeux bleus
et blancs
il
a peur
il aimerait
retrouver une idée
où il est seul souriant
à regarder passer de
délicieuses
miettes de glace
entre les épaules
De l’éthopée reste ici le portrait en creux d’un autre qui est peut-être soi,
la morale se tenant sans doute dans le désir d’écrire réuni à l’humilité du
geste.
[Alexis Pelletier, novembre 2012]
Éric Sénécal, Tu vas attraper froid
(éthopées), Librairie-Galerie Racine, 2012, 15€.