À la fin de Iris, c’est votre bleu, avant la table, deux lignes énumèrent les revues et le site Poezibao qui ont accueilli certains poèmes. Dispersion apparente : le lecteur n’a pas ici un rassemblement de poèmes mais un livre construit. Parmi d’autres liens, chacune des neuf parties est engagée par une citation d’Israël Eliraz qui en donne le ton et, parfois, offre quelques mots. Ainsi, à la première, « Un homme nu / lève son âme », fait écho dans le cinquième et dernier poème de l’ensemble, « Un visage pour qu’une âme soit quelque part. ». Par ailleurs, plusieurs motifs s’entrecroisent pour tisser l’unité du livre. On pourrait suivre le jeu des couleurs, sur fond de blanc (le lit, la neige, la feuille de papier, etc.) et de noir (la nuit, réelle ou symbolique) viennent le bleu (iris) auquel se substitue rapidement le rouge, le rouge féminin, d’un bout à l’autre. Ce motif se mêle à celui de la fleur : c’est la rose, ou le feu d’artifice, ou un fragment du corps (« le pistil de son torse »). Mais aussi la fleur comme sexe érigé dans le poème liminaire, Iris, où le titre réapparaît, rompu : « (…) Hommes, regardez / Iris, malgré le mur / Debout / C’est votre bleu. » Et on lira de l’ouverture à la fin, abandonnant la convention, la fleur comme métaphore du sexe masculin : on commence par « Reconnaître ton sexe / À mon bonheur touché / Fleur de l’infinie sculpture, fleur. » et le livre se clôt par : « Ne bougeons plus / En haut de la pente ne bougeons plus // Sauf dedans / Ton sexe / On peut creuser davantage // La tendre persuasion / Une fleur tendue. » Si le lecteur s’attache à la manière de dire les gestes des amants, il repère l’alternance tout au long du recueil entre les mots qui évoquent l’érection (iris, se redresser, (se) lever, se tendre, bander, enfler) et l’accueil de cette tension ((s’)ouvrir, (se)creuser, (s’)écarter, ouvrir, vide). C’est bien là un élément d’un autre motif dominant, non pas celui de l’ "homme", mais du je et du tu à la poursuite de l’indicible, de l’impossible qui n’existe qu’avec le monde environnant dans l’oubli, dans l’obscurité : « La peau contre la peau, les amants ferment les yeux / Et respirent plus fort. » et « Tu fermes les yeux ? / Ah oui, je ferme les yeux aussi, nous sommes / Les deux visages enchantés ».
Peut-être entrons-nous dans l’univers du conte, du "comme si" de l’enfance toujours présente ici, qu’il s’agisse des enfants bien vivants, ceux du je, celui dessiné par Valérie (personnage dans le livre et, dans la réalité, Valérie Linder, auteur du dessin de couverture) ou du souvenir de l’émerveillement à regarder le feu d’artifice auquel est alors associé le motif de la fleur, puisqu’il est « Une fleur, grande d’enfance retrouvée ». L’enfance est encore dans le retour dans le temps du paradis perdu grâce à l’amour : « J’ai oublié où elle s’était cachée / L’enfant qui est en moi s’étire / Quand tu me serres / Aussi grande que la femme heureuse ». Et c’est sans doute le verbe « serrer »1 qui est le plus souvent employé, pour dire les gestes des amants, avec le vœu de vivre ce temps qui n’est pas dans le temps : « Nous qui ne grandissons plus ». Moments du conte, ou plutôt temps sans le temps, temps des mots qui inventent tous les moments du vécu : se fondent passé et présent et avenir comme les « étoiles qu’on voit et qui n’existent plus », parce que « Le temps ne passe pas / Il est puisé ».
Cette exploration heureuse du partage n’empêche en rien que la poésie d’Ariane Dreyfus soit solidement ancrée dans l’expérience du monde. Les mots disent aussi le malheur des autres et singulièrement des femmes et de l’enfance : viol (fellation) de la petite fille, pendaison ou décapitation de jeunes iraniennes, massacres du Rwanda. Toutes actions qui sont exactement l’envers des gestes du partage (« Ta douceur demande ma douceur »), d’une histoire qui rassemble en mots l’éparpillement des temps des proches. Car il faut dire que dans « ce livre de joie posée pour calmer le temps », le vivant se construit dans/par les mots. On lira ici et là ce rappel que c’est l’assemblage des mots, le rythme des vers et celui qu’introduisent les blancs, le retour des nombres et des rimes intérieures qui créent l’émotion, font le sens — « Tous les mots viennent voir ce que c’est / Embrasser » — c’est ce fond-forme, et non la biographie de l’auteur. Sans doute pourrait-on interroger la présence des noms dans les poèmes, mais sans perdre de vue que :
Écrire est moins brûlant même quand c’est lent,
De face ou de dos
Les mots ne voient personne.J’en prends un pour en éclairer un autre.
Parfois un prénom, jamais un visage
(Quand j’écris je suis dans la pièce à côté).
Ariane Dreyfus, Iris, c’est votre bleu, Le Castor Astral, 2008, 12€.
contribution de Tristan Hordé
Lire aussi dans Poezibao, l’entretien en trois volets
que Tristan Hordé a mené récemment avec Ariane Dreyfus :
entretien avec T. Hordé, 1, 2, 3 (avec pdf de l’entretien intégral)
1 Dans l’ordre d’apparition, outre les vers cités : « Serre-moi, toi qui est l’amour amour », « Morsures pas serrées », « Serrée entre tes bras », « Je te serre dans mes bras la nuit commençant. / Serrer, mais non,… », « Alors je te serre extrêmement fort », « Tu me serres, me réveillant », « Je ne serre que toi », « Des bras assez libres me serrent ».