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Et une coproduction conditionnée ! Vous aurez besoin d'autre chose ?

Publié le 25 novembre 2012 par Anargala

Et une coproduction conditionnée ! Vous aurez besoin d'autre chose ?
bouddhas sans nature de bouddha
J'ai comparé brièvement les deux grands systèmes du bouddhisme du grand véhicule, tout en affirmant qu'ils étaient incompatibles. Je persiste. Juste quelques précisions :1-Quand je dis que seul le madhyamaka exprime l'Idée du Bouddha - du dharma -, je ne veux pas dire par là que je le juge supérieur au yogācāra. 2-Ces deux systèmes sont différents et incompatibles. Vouloir mélanger ces deux théories les affaiblit toutes deux.3-On distingue souvent yogācāra et théorie de la nature de bouddha. Pour moi, l'un est le prolongement de l'autre. Pour commencer, Asaṅga est l'auteur-commentateur des traités de Maitreyanātha, auteur des traités qui systématisent le corpus des Ecritures sur la nature de bouddha.4-J'appelle cette tradition fondée sur les soûtras "de la nature de bouddha" et systématisée par les traités de Maitreya, puis défendue par le yogācāra du nom de shentong. Pour le shentong, le monde est vide de réalité, et la réalité, la nature de bouddha, est vide du monde.Petit tableau :

madhyamakaperfection de sagessedeuxième roue du dharmaNāgārjunatextes récupérés sous terre"tout est conditionné" yogācāranature de bouddhatroisème roue du dharmaAsaṅgatextes récupérés dans les cieux"tout est conditionné, sauf la nature de bouddha"


5-Au niveau des tantras, cette tradition shentong trouve sa formulation dans "les trois commentaires des bodhisattvas", trois textes extrêmement sophistiqués, datant des alentours de 1050. Le texte-tradition du shentong est la Roue du temps, tantra souvent présenté comme "explicite", mais en réalité le plus hermétique de tous les tantras et de loin le plus ambitieux sur le plan intellectuel, composé sans doute vers 1025. Dolpopa est, au Tibet, le meilleur formulateur de cette théorie shentong. Beaucoup  de penseurs tibétains sont shentong, même s'ils refuseraient (peut-être) cette catégorisation : la plupart des Karmapas, Kongtrul, y-compris Mipham. Ils précisent en effet la place du madhyamaka dans la graduation des théories, mais reviennent in fine aux positions de Dolpopa.6-Depuis des siècles, il est de bon ton de cracher sur Dolpopa comme sur un penseur grossier. Mais cela ne tombe pas juste. Son œuvre majeure, Le dharma de la montagne, n'est pas une œuvre de philosophie, mais une œuvre d'interprétation (d'exégèse) du corpus bouddhique. Pour le réfuter, il faudrait donc montrer que ses interprétations sont fausses. Ce qui n'a, à ma connaissance, jamais été entrepris. Et pour cause : ses interprétations des soutras de la nature de bouddha sont souvent justes. Ce qui pose un problème majeur de cohérence aux bouddhistes qui admettent la validité de ce corpus à égalité avec les soutras de la perfection de sagesse.7-La solution alternative la plus facile, en apparence, consiste à dire que les soutras de la perfection de sagesse, et donc le madhyamaka, sont seuls vrais. Les soutras de la nature de bouddha ne seraient que des métaphores de la vacuité et de la puissance qui s'ouvrent à qui comprent la coproduction conditionnée. C'est l'option Guéloukpa. Le problème est que certains (beaucoup en fait) soutras de la nature de bouddha déclarent explicitement qu'ils sont supérieurs à ceux de la perfection de sagesse, lesquels ne seraient qu'une sorte de purification mentale.8-En somme - et c'est la position enseignée aujourd'hui par la plupart des lamas kagyu et nyingma - le madhyamaka serait une sorte de théologie négative, un "neti, neti" bouddhiste, un pelage de l'onion mental. La pauvreté de cette vision, son caractère réducteur, apparaîtront aisément à toute personne se donnant la peine de lire un traité de madhyamaka (Mūlamadhyamakakārikā, Madhyamakāvataraou Bodhicāryāvatāra) sans préjugé. 9-Une autre solution est celle de Longchen pas. Dans son Trésor des doctrines, il affirme que le madhyamaka est la théorie ultime. Puis il présente la nature de bouddha, non parmi les théories, mais comme métaphore de la voie des bodhisattvas. La nature de bouddha n'est pas une théorie : ainsi, le problème de savoir où la situer dans la hiérarchie des théories ne se pose plus.10-Nāgārjuna a été trahit par ses disciples, comme Śaṃkara et tous les penseurs radicaux dans leur tradition. Même Candrakīrti, en forçant le trait, affaiblit la pensée de Nāgārjuna. Le madhyamaka fait partie de ces pensées du "tout ou rien" qui tolèrent mal les mélanges. 11-Maitrigupta et Atīśa sont en Inde, deux penseurs qui ont tenté de ressusciter un madhyamaka considéré pour lui-même et non plus au service d'une autre théorie. D'où le traitement étrange réservé à Maitrigupta dans la légende kagyupa. Dans cette optique, le madhyamaka n'est plus qu'une machine de défense ou d'attaque au service du prestige d'une secte, d'un monastère, ou d'une pratique sans rapport avec la vacuité. Alors que la madhyamaka est une pratique. La seule différence avec mahāmudrā est que mahāmudrā est non monastique et non scolastique.
12-D'où, peut-être, la saillie de Maitripa contre un madhyamaka "non orné des paroles d'un maître", c'est-à-dire inélégant car scolastique. On pourrait croire que Maitripa dénigre ici la pensée, mais bien plutôt il regrette la momification du madhyamaka dans les grandes universités et il plaide pour un madhyamaka philosophique, vivant, pensé au sens moderne, c'est-à-dire librement médité ; pour cela, il me semble qu'il prône l'intervention des femmes comme autant de muses revivifiantes. Comme je l'ai suggéré plus haut, je suis d'accord avec ces critiques. "Employer" le madhyamaka au service d'une autre pratique présentée d'avance comme supérieure, c'est se fatiguer en vain. 13-La mahāmudrā est fondée sur le madhyamaka et les soutras de la perfection de sagesse, tout comme les traditions de Macig Ladreun et Phadampa. Or, nombre de hiérarques kagyu ultérieurs ont dénigré cette mahāmudrā pour lui préférer les "Six yogas". En effet, pour eux, seule la mahāmudrā tantrique - c'est-à-dire le yoga sexuel - est vraiment efficace. Ils raillent l'idée que la reconnaissance de "notre propre visage" (rang ngo shes pa) soit efficace, exactement comme Dolpopa l'a fait.14-Cela ne signifie pas que le shentong et le yogācāra soient sans valeur. On peut les introduire, mais avec parcimonie. A mon avis, le moins est le mieux, car le cœur du dharma est véritablement la coproduction conditionnée inséparable de la vacuité. Mais il reste à établir ce qui est "récupérable" dans le corpus de la nature de bouddha et la phénoménologie du yogācāra.15-Je suis d'avis que la Reconnaissance (pratyabhijñā) tire meilleur parti du yogācāra que le yogācāra ne le fait lui-même. Les autres traditions qui, toujours à mon avis, on bien tiré profit du yogācāra sont la mahāmudrā (mais il faudrait bien sûr détailler), le dzogchen et le Yogavāsiṣṭha, un texte non-bouddhiste (mais pas hindou non plus) composé au Cachemire vers 950.16-Si j'étais bouddhiste, je préfèrerais m'en tenir au madhyamaka, tout en me tournant vers le shentong, mais avec la parcimonie la plus sévère. Il faudrait faire un travail de tri sur les soutras de la nature de bouddha, sur les textes du yogācāra et sur les tantras. Il existe un courant très important - majoritaire en fait - qui a en effet tenté de combinner madhyamaka et yogācāra en une sorte de propédeutique tantrique. A examiner de plus près. Mais l'oeuvre majeure dans ce domaine, le Tattvasaṃgraha de Śāntarakṣita et Kamalaśīla, est une montagne imposante. Cela en vaut-il la peine ? Qu'est-ce que cela ajoute au madhyamaka ?
17-Un dernier point : j'ai dis par le passé que les raisonnements anti-raisonnements ne marchaient pas au sens où ils laissent toujours un résidu, du genre "le concept-x anti-concept", illustré par l'image du capitaine Haddock aux prises avec un sparadrap. Mais cette critique peut être adressée au madhyamaka tronqué, conçu comme simple machine anti-concept. Pour le madhyamaka authentique, cela est beaucoup moins facile à tenir. J'ai dit aussi que le madhyamaka me faisait penser à un ordinateur essayant de comprendre la conscience, la vie, le mouvement, l'âme, "ce que ça fait d'être Untel", etc. Un peu comme les paradoxes de Zénon. Amusants, mais idiots du point de vue spirituel. En fait, je dois préciser que cette critique tient seulement pour une partie des œuvres de Nāgārjuna : les chapitres contre le Nyāya dans les Mūlamadhyamakakārikā, la Yuktiśaṣṭikā et le Vaidalyaprakaraṇa. Sans doute parce que le Nyāya est lui-même une théorie d'abord assez barbant. Le reste est certes d'apparence aride, mais pas indigeste. J'y reviendrais, afin de comparer les arguments madhyamakas contre la théorie yogācāra de la conscience et de la mémoire, avec les arguments de la Pratyabhijñā contre ces mêmes théories.
 

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