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Billet de l’Anse-aux-Outardes, par Claude-Andrée L’Espérance…

Publié le 25 novembre 2012 par Chatquilouche @chatquilouche

Rigor MortisBillet de l’Anse-aux-Outardes, par Claude-Andrée L’Espérance…

Il a fallu que ça tombe sur lui.  Ce mal qui l’a émacié jusqu’à le rendre méconnaissable, ce mal qui, un peu plus chaque jour, le prive de son souffle.

« De fines particules de poussière toxique se sont logées dans mes poumons, Léa, et les ont blessés à un point tel qu’ils ne sont plus capables de faire correctement leur travail », lui a expliqué son grand-père.

À Léa, on ne cache rien.  Surtout pas l’appareil qui permet désormais à papi de respirer la nuit.  « Un second souffle pour ton grand-père…  Jusqu’à ce que son cœur flanche », a précisé sa grand-mère.

À Léa, on ne cache rien, pas même l’histoire de sa venue au monde saluée comme un accident de parcours dans la vie professionnelle exigeante et trépidante de ses parents.  Léa qui, tout au long de l’année scolaire, compte les jours qui la séparent des vacances qu’elle passe sur la ferme de son grand-père.  Ce grand-père que désormais elle ne quitte plus des yeux.  Car Léa et papi n’ont jamais eu besoin de beaucoup de mots pour se comprendre.  Des regards complices, des rires, des silences, des gestes, de simples petits gestes.

Hier, Léa a installé pour papi une chaise au milieu du jardin.  Pour qu’il puisse s’y reposer, le temps de reprendre son souffle, le temps d’admirer les roses en bouton qui vont bientôt éclore et les pousses de petits pois qu’elle a soigneusement attachées au treillis.

Mais aujourd’hui, il pleut.

« Ton grand-père fait la sieste.  À son réveil, vous mettrez vos manteaux de pluie et irez faire un tour au jardin », a dit sa grand-mère.  Mais on ne ment pas à Léa.  Elle a tout juste huit ans et pourtant elle sait.  Elle sait que son grand-père n’ira plus au jardin, ni aujourd’hui, ni demain.  Elle l’a deviné à la manière dont il a posé les yeux sur elle ce matin.

« Le temps se rafraîchit, je vais voir si ton grand-père a besoin d’une couverture. » Et Léa discrètement suit sa grand-mère jusqu’à la chambre et, cachée derrière la porte entrebâillée, elle risque un coup d’œil et voit : perdu au milieu du grand lit, papi, la tête renversée, la bouche grande ouverte, qui pour la toute dernière fois cherche son air.  Tenant ses mains dans les siennes, sa grand-mère incrédule hurle et supplie.

« Léa, le numéro des urgences ! »

Mais c’est loin la campagne, plus loin encore le bout du rang.  Et puis c’est long tout ce temps à attendre l’ambulance qui n’arrive pas.  Léa et sa grand-mère montent la garde devant ce corps pétrifié, comme si un froid extrême l’avait brusquement saisi du dedans comme du dehors.  Alors, pour ne pas pleurer, Léa imagine papi : il flotte au-dessus d’elle, comme une plume, une plume toute frêle qui glisse en douceur vers la lumière.

« Léa, arrête tes singeries ! »

Billet de l’Anse-aux-Outardes, par Claude-Andrée L’Espérance…
Sa mère n’aime pas le jeu auquel elle se livre depuis un certain temps.  « À onze ans, se dit-elle, elle devrait avoir compris que la mort n’est pas un jeu. » Car Léa, chaque soir, étendue sur son lit, la bouche ouverte en un rictus, renverse la tête, inspire, expire et, le corps raidi en un spasme, ferme les yeux et attend la suite, l’étape ultime.

« …comme une plume, une plume toute frêle glissant en douceur vers la lumière… »

C’est un copain qui lui a proposé d’essayer.  D’abord le garrot, et puis une simple petite piqure dans le pli du coude… On va partir ensemble, Léa, pis j’vais te tenir la main.  T’as pas peur des piqures, Léa ? »

Notice biographique :
Billet de l’Anse-aux-Outardes, par Claude-Andrée L’Espérance…

Claude-Andrée L’Espérance a étudié les arts plastiques à l’Université du Québec à Chicoutimi. Fascinée à la fois par les mots et par la matière, elle a exploré divers modes d’expression, sculpture, installation et performance, jusqu’à ce que l’écriture s’affirme comme l’essence même de sa démarche. En 2008 elle a publié à compte d’auteur Carnet d’hiver, un récit repris par Les Éditions Le Chat qui louche et tout récemment Les tiens, un roman, chez Mémoire d’encrier. À travers ses écrits, elle avoue une préférence pour les milieux marins, les lieux sauvages et isolés, et les gens qui, à force d’y vivre, ont fini par en prendre la couleur. Installée aux abords du fjord du Saguenay, en marge d’un petit village forestier et touristique, elle partage son temps entre sa passion pour l’écriture et le métier de cueilleuse qui l’entraîne chaque été à travers champs et forêts.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https://maykan2.wordpress.com/)


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