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Le tortoniste

Par Richard Le Menn

Photographies : MuseeDesModes1850-300lm Élégants de 1850 représentés sur une planche du Musée des Modes. Ils pourraient être des tortonistes.
Certains appellent 'tortonistes', les adeptes du café Tortoni inauguré en 1798 sur le boulevard des Italiens à l'angle formé avec la rue Taitbout. Intellectuels et élégants (parfois ce sont les mêmes !) y officient. A cette époque, et depuis déjà de nombreuses années (au temps des merveilleuses et des incroyables), le prolongement constitué par les boulevards de la Madeleine, des Capucines, des Italiens et de Montmartre est très à la mode. Il en est question dans l'article intitulé Les Boulevards des Italiens, des Capucines et de Montmartre. Les cafés les plus célèbres du XIXe siècle s'y trouvent (voir l'article Cafés parisiens littéraires et artistiques).
Dans son Etudes d'histoire romantique. Alfred de Musset : (documents inédits). L'homme et l'oeuvre, les camarades (Paris, Mercure de France, 1907) Léon Séché (1848-1914) présente un texte jamais publié d'Alfred de Musset (1810-1857) décrivant le boulevard des Italiens :
« L'espace compris entre la rue Grange-Batelière et celle de la Chaussée d'Antin, n'a pas, comme vous savez, Madame, plus d'une portée de fusil de long. C'est un lieu plein de boue en hiver, et de poussière en été. Quelques marronniers qui y donnaient de l'ombre ont été abattus à l'époque des barricades. Il n'y reste pour ornement que cinq ou six arbrisseaux et autant de lanternes. D’ailleurs, rien qui mérite l'attention, et il n'existe aucune raison de s'asseoir là plutôt qu'à toute autre place du boulevard qui est aussi long que Paris.
Ce petit espace, souillé de poussière et de boue, est cependant un des lieux les plus agréables qui soient au monde. C'est un des points rares sur la terre où le plaisir est concentré. Le Parisien y vit, le provincial accourt ; l'étranger qui y passe s'en souvient comme la rue de Tolède à Naples, comme autrefois la Piazetta à Venise. Restaurants, cafés, théâtres, bains, maisons de jeu, tout s'y presse ; on a cent pas à faire l'univers est là. De l'autre côté du ruisseau, ce sont les Grandes Indes.
MuseeDesModes1850Detail2-300lm Vous ignorez sûrement, Madame, les moeurs de ce pays étranger qu'on a nommé le boulevard de Gand. Il ne commence guère à remuer qu'à midi. Les garçons de café servent dédaigneusement quiconque déjeune avant cette heure. C'est alors qu'arrivent les Dandys ; ils entrent à Tortoni par la porte de derrière, attendu que le perron est envahi par les barbares, c'est-à-dire les gens de la Bourse. Le monde dandy, rasé et coiffé, déjeune jusqu'à deux heures, à grand bruit, puis s'envole en bottes vernies. Ce qu'il fait de sa journée est impénétrable : c'est une partie de cartes, un assaut d'armes, mais rien n'en transpire au dehors et je ne vous le confie qu'en secret. A cinq heures changement complet ; tout se vide et reste désert jusqu'à six heures. Les habitués de chaque restaurant paraissent peu à peu et se dissipent vers leur mondes planétaires. Le rentier retiré, amplement vêtu, s'achemine vers le Café Anglais avec son billet de stalle dans sa poche ; le courtier bien brossé, le demi fashionable vont s'attabler chez Hardy ; de quelques lourdes voitures de remise débarquent de longues familles anglaises, qui entrent au Café de Paris, sur la foi d'une mode oubliée ; les cabinets du Café Douix voient arriver deux ou trois parties fines, visages joyeux mais inconnus. Devant le club de l'Union, illuminé, les équipages s'arrêtent ; les dandys sautillent ça et là avant d'entrer au Jockey. A sept heures, nouveau désert. Quelques journalistes prennent le café pendant que tout le monde dîne. A huit heures et demie, fumée générale ; cent estomacs digèrent ; cent cigares brûlent ; les voitures roulent, les bottes craquent, les cannes reluisent, les chapeaux sont de travers, les chevaux caracolent, le monde dandy s'envole de nouveau. Ces messieurs vont au théâtre et les dames pirouettent. La compagnie devient tout à fait mauvaise. On entend dans la solitude le crieur du journal du soir. A onze heures et demie les spectacles se vident ; on se casse le cou chez Tortoni, pour prendre une glace avant de s'aller coucher. Il s'en avale mille dans une soirée d'été. A minuit, un dandy égaré reparaît un instant ; il est brisé de sa journée ; il se jette sur une chaise, étend son pied sur une autre, avale un verre de limonade en baillant, tape sur une épaule quelconque en manière d'adieu et s'éclipse. Tout s'éteint. On se sépare en fumant au clair de lune. Une heure après, pas une âme ne bouge et trois ou quatre fiacres patients attendent seuls devant le Café Anglais des soupeurs attardés qui n'en sortiront qu'au jour. »

© Article et photographies LM


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