Romain Verger
© Roberto Kusterle
«Pour morts qu’ils soient, les morts ne sont pas de sitôt libérés de l’âge. Leur souvenir n’est pas le seul en cause : ils entrent dans un cycle de saisons. Rythme mal connu, plutôt ternaire, assez lent en tout cas, avec de loin en loin, des oscillations et des pauses, les voici cloués pour un temps sur une grande roue où, tour à tour, ils s’appesantissent ou s’allègent, les voici devenus, bien au-delà des horizons de la mémoire, rayons d’un soleil osseux.»Ainsi commence Le temps des morts, l’émouvant récit autobiographique dans lequel l’écrivain Pierre Gascar raconte quelques mois de ses cinq années passées au stalag de Rawa-Ruska entre 1940 et 1945, appelé dans le récit camp de Brodno. Affecté à l’équipe de prisonniers chargés de créer puis d’entretenir un cimetière français, il propose un témoignage décalé, en marge des récits de Primo Levi ou de Robert Antelme qui focalisent davantage l’attention de nos contemporains, en nous faisant vivre l’horreur des camps d’extermination. D’évocation précise de la vie au stalag, il n’en est pas non plus vraiment question ici.
Bénéficiant par ses fonctions du droit de circuler à l’extérieur du camp, Gascar est un témoin à part. La tragédie de la Shoah n’affleure que ponctuellement dans le récit, par de brèves allusions à la situation des minorités juives de la région. Ainsi des convois de femmes et enfants entassés, trains chargés d’agonies, «grappes d’yeux pleins d’épouvante», comme ces «délégations muettes» et «cortèges de supplices» croisés sur les chemins, un brassard marqué de l’étoile de David au bras. Leur tragédie circule en filigrane dans le texte, sans que le narrateur mesure encore pleinement ni la réalité de leur destin, ni l’ampleur de l’entreprise nazie. Une ignorance plus inquiète que véritablement naïve qui reflète assez justement celle de ces années-là.
Nommé fossoyeur avec quelques autres prisonniers, il témoigne de cette expérience, en se gardant bien de verser dans le macabre, faisant au contraire de son quotidien une épreuve par laquelle il lui est donné d’exercer pleinement son humanité et d’entretenir la continuité de la vie en l’inscrivant dans le grand cycle de la nature. Se dégage de ce texte une étonnante sérénité, empreinte de poésie et d’épaisseur existentielle, sans doute un remède à l'insupportable besogne quotidienne qui lui est imposée, comparable à celle « du Purgatoire où l’on doit ainsi remonter inlassablement des seaux d’un puits sans fond, dans un paysage vert, et entretenir, faute originelle, péché mortel ou mauvaise conscience, une espèce de mort semblable à celui que nous entourions ici de soins multiples, comme un arbre nain. »
Ses semaines s’écoulent donc au rythme des inhumations. Il faut bientôt agrandir le cimetière, ouvrir de nouvelles divisions pour accueillir les corps des prisonniers que leurs conditions sanitaires déplorables fauchent en nombre toujours croissant. Il est bien des moments où la mort s’impose dans sa réalité la plus crue : «Celui-là me couvrit tout entier de son ombre pestilentielle et de sa vérité. Le muscle liquide, l’œil mangé, les dents de mouton mort, c’était ici la mort et non plus fardée d’herbes, non plus tapie dans la fraîcheur d’un souterrain, non plus couchée dans la pierre des gisants mais répandue en un marais osseux, enveloppée d’habits de noyé, avec des cheveux dans la terre.» De même lorsqu’en creusant une nouvelle fosse avec Cordonat, ils exhument un charnier :
« C’était comme si, à travers la présence idéale des morts dont j’avais jusqu’alors peuplé mes labyrinthes, mes retraites souterraines, je découvrais l’état de démence ou d’abandon dans lequel nous échouons au delà de la vie. La mort devenait très exactement «une morte», comme au terme d’une longue déchéance un être paré de mystère féminin et plein de dignité s’abandonne à l’épaisse ivresse, au sommeil à même le sol et s’enveloppe de haillons : ici, des haillons de chair. La mort devenait une taupe morte, un amas de putréfaction où, cheveux ou pelage, on dort avec un scalp, un échouage dans le cul-de-sac d’un tunnel inachevé, la reddition au fond de l’impasse.»
Mais l’expérience dont Gascar fait le récit, c’est avant tout celle de l'humanité et de l’humilité (au sens étymologique du terme), du poids de la terre et de son pouvoir d’ensevelissement des corps et des tragédies individuelles, d’un «paysage en profondeur» qui donne à méditer et à étreindre la moindre fraction de lumière pour la transfigurer en un éblouissement de la langue. En assouvissant par l’écriture son «rêve de souterrain», en renonçant à la religion des morts pour inscrire les disparus dans le rythme de la terre et des saisons, en préférant les secrets et révélations du silence au cri ostentatoire des cadavres, Gascar tire de son macabre labeur une évidence paisible et réparatrice : «Nous apparaissions comme des jardiniers aux yeux creux, des sédentaires du soleil, des maniaques de l’herbe occupés à travailler sur les morts comme à une broderie.»
Vie et mort se côtoient, dans la fraternité, dans l’amitié avec Cordonat, à l'occasion de promenades en forêt avec le pasteur Ernst qui sont autant d’échappées dans une forêt originelle propices à l’échange des vues et à la méditation, à la réinscription de l’espace aux ombres dans le concert de la nature, à l’image de l’évadé Isaac Lebovitch qui, chaque nuit, vient trouver refuge au creux des fosses fraîchement ouvertes, incarnant cette «fertilité mortuaire» par laquelle Gascar cherche à se sauver et nous sauver :
«Mais voici que s’ouvrait devant moi cette forêt mentale jusqu’alors, cette sylve qui, plus qu’à l’abondance de ses frondaisons, plus qu’à la vigueur de ses fûts, avait dû d’exister pour moi, à sa valeur de contraste, à son robuste épaulement de l’horizon et, surtout, à sa secrète contribution à mon poids d’ombre.»
Dans une langue superbe, Pierre Gascar épingle et enlumine ces petites victoires que l'humanité est capable d'arracher aux tragédies collectives.
Pierre Gascar, Le temps des morts, Gallimard, 1953.