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Théâtres de l'intime. Les Concertos n°17 et 22 de Mozart par Kristian Bezuidenhout

Publié le 28 novembre 2012 par Jeanchristophepucek

pietro fabris kenneth mackenzie naples scene concert

Pietro Fabris (actif à Naples, 1768-1778),
Kenneth Mackenzie, premier comte de Seaforth (1744-1781),
dans ses appartements à Naples : scène de concert
, 1770

Huile sur toile, 35,5 x 47,6 cm, Edimbourg, National Gallery of Scotland

Kristian Bezuidenhout ne s’en cache pas, Mozart occupe une place centrale dans ses préoccupations artistiques, un point qui n’étonnera pas ceux qui ont suivi le début de son parcours discographique au travers de certaines de ses pages pour clavier seul (Harmonia Mundi, 3 superbes volumes publiés à ce jour). Un concert diffusé par Arte en mai 2012 nous montrait le jeune pianofortiste se confrontant cette fois-ci, avec le même brio, à deux concertos de son compositeur fétiche, en compagnie d’un Freiburger Barockorchester en grande forme ; par chance, Harmonia Mundi, dont le riche catalogue est lacunaire dans ce domaine, a eu l’excellente idée d’immortaliser en studio cette belle rencontre et d’en faire un disque.

Dire que les concertos pour piano, qu’ils appartiennent à la période de Salzbourg ou de Vienne, représentent une des parts les plus personnelles de toute la production mozartienne est d’une absolue banalité, mais force est pourtant de constater qu’ils constituent des jalons d’importance pour saisir tout à la fois son évolution d’homme et de créateur. Les deux présentés ici ont été composés à un peu plus de 18 mois d’intervalle seulement, mais leurs différences sont révélatrices, toute question de destination mise à part, d’un processus de maturation dans le langage du musicien.

Mozart inscrit le Concerto en sol majeur (n°17, KV 453) dans son catalogue personnel à la date du 12 avril 1784, mais le mentionne déjà dans une lettre écrite le 10 du même mois. Cette œuvre est la seconde qu’il compose, après le Concerto en mi bémol majeur (n°14, KV 453) antérieur de deux mois, pour son élève Barbara Ployer, fille d’un conseiller aulique et agent de la cour de Salzbourg à Vienne, cette fois-ci en vue d’un concert privé dans la maison de campagne de cette importante famille, à Döbling, au cours duquel il tiendra également la partie de clavier dans le Quintette KV 452 (avec hautbois, clarinette, cor et basson)

hieronymus loschenkohl silhouette mozart
et donnera la réplique à la jeune femme dans la Sonate en ré majeur KV 448 (récemment enregistrée de splendide façon dans un disque réunissant Alexei Lubimov et Yury Martynov), ainsi qu’en atteste une lettre datée des 9 et 12 juin 1784, veille de la création, adressée à son père. D’une virtuosité modérée contrairement aux deux qui l’ont précédé, à propos desquels le compositeur précise lui-même qu’ils « mettent en nage », ce concerto apparaît comme faisant la part belle aux demi-teintes au moins dans ses deux premiers mouvements, un Allegro où l’entrain se voile parfois d’échappées rêveuses et un Andante en ut majeur frémissant et empli de confidences nostalgiques, porteurs d’un trouble évacué dans un finale à variations plein d’animation qui, commencé Allegretto, s’achève sur un Presto assez folâtre lorgnant du côté de l’opéra-bouffe. Cette légèreté d’humeur imprègne également le Rondo en la majeur KV 386, composé 18 mois plus tôt, le 19 octobre 1782, et longtemps considéré comme un mouvement final de substitution pour le Concerto pour piano n°12 KV 414 dans la même tonalité, opinion aujourd’hui largement abandonnée. Il s’agit d’un morceau jouant pleinement la carte du charme et de l’élégance, ce qui lui vaut évidemment une réputation plutôt médiocre auprès des tenants du « Génie » qui voudraient que toutes les pièces de leur idole tutoient les cimes du Sublime, quand Mozart est aussi dans cette grâce souriante et sans prétentions dont le seul propos est de procurer un bonheur simple à l’auditeur.

Achevé le 16 décembre 1785 et probablement créé le 23 du même mois, le Concerto en mi bémol majeur (n°22, KV 482) est nettement plus ambitieux et exigeant, tant du point de vue de la forme que de la virtuosité. Mozart, qui l’a cette fois-ci conçu pour son propre usage, y réserve une place de premier plan aux instruments à vent, dont les clarinettes utilisées pour la première fois dans ce type d’œuvre, qui dialoguent librement avec le clavier et se voient même accorder à plusieurs reprises d’occuper le devant de la scène dans le mouvement lent, un mélancolique Andante en ut mineur dont ils interrompent, dans un esprit presque agreste qui rappelle la Sérénade en si bémol majeur dite Gran Partita (KV 361/370a, 1781-82), le chant désolé des cordes avec sourdine et du piano, ainsi que dans l’épisode intermédiaire intercalé dans le Finale,

kristian bezuidenhout
un Andante cantabile en la bémol majeur dans lequel affleurent, sous la sérénité du ton et la finesse des coloris, quelques lueurs inquiètes. Dès les premières mesures, assez solennelles, de son Allegro liminaire, qui font songer à un lever de rideau, ce concerto avoue les liens qu’il entretient avec le monde de l’opéra, une impression qui perdurera tout au long de la partition et ne surprendra guère lorsque l’on sait que le compositeur livra, l’année suivante, Der Schauspieldirektor (KV 486, 3 février 1786) et Le Nozze di Figaro (KV 492, 1er mai 1786) sur lesquels il était travaillait déjà en 1785. Cependant, comme les choses sont rarement uniformes chez Mozart, les passages qui se détournent de la scène pour faire place à un esprit plus intimiste ne sont pas rares, comme pour nous rappeler qu’il suffit, chez lui, d’un souffle pour basculer du rire au sanglot, de la fanfaronnade à la profondeur. Cette ambivalence confère à ce concerto une dimension profondément humaine qui ne fera que se creuser dans les deux qui vont lui succéder rapidement, sur un mode éperdu dans le n°23 en la majeur KV 486 (2 mars 1786, avec son fameux Adagio en fa dièse mineur) et tragique dans le n°24 en ut mineur KV 486 (24 mars 1786).

Comme je l’écrivais en préambule, ce disque réunissant Kristian Bezuidenhout (photographie ci-dessus) et le Freiburger Barockorchester (photographie ci-dessous) était attendu à la hauteur des espérances que pouvaient susciter la réputation des musiciens et leur prestation en concert. Elles ne sont pas déçues un seul instant et font de cette réalisation un moment à marquer d’une pierre blanche. Mais, me direz-vous, qu’apporte-t-elle à une discographie sur laquelle les plus grands ont laissé leur empreinte ? Je serais tenté de vous dire, en tout premier lieu, une incroyable fraîcheur d’ailleurs judicieusement mise en valeur par des ingénieurs du son qui ont su préserver à cette lecture toute sa sève, faite de spontanéité, d’alacrité mais aussi de sensibilité, tout en lui offrant une grande lisibilité. Ensuite, l’excellence des interprètes en présence est aussi indiscutable que leur complicité, et on prend un immense plaisir à les entendre dialoguer avec ce naturel désarmant qui découle du soin apporté au travail préalable de mise en place que l’on devine millimétré mais faisant également place à la liberté de chacun.

freiburger barockorchester
Ceux qui connaissent déjà le travail de Kristian Bezuidenhout se réjouiront de retrouver ici, sur un pianoforte parfaitement bien sonnant et dépourvu de ces tintements qui exaspéraient tant Mozart (voir sa lettre à Léopold du 17 octobre 1777), son toucher qui équilibre idéalement puissance et finesse, son sens inné du détail et la justesse de son ornementation, toujours impeccablement dosée, son éloquence raffinée, et les familiers du Freiburger Barockorchester se régaleront du festin de couleurs qu’il propose, avec des vents charnus ayant conservé le très léger zeste de rugosité propre à mieux encore souligner leur caractère et des cordes sonnant à la fois avec densité et transparence, sans une once d’acidité. Enfin, il faut souligner l’intelligence avec laquelle cette interprétation a été pensée, particulièrement dans l’attention portée à la disposition des musiciens afin de mettre en valeur les interactions entre le clavier et la petite harmonie et le recours, dans les passages les plus remarquables, à une texture orchestrale allégée, réduite, suivant une pratique utilisée ailleurs par le compositeur, à un seul instrument par pupitre, qui en exalte les saveurs au lieu de les affadir comme on aurait pu le craindre (un excellent exemple est entendu dans l’Andantino cantabile du KV 482 : l’effet est magique). Ces habiles alternances apportent, un peu à la manière de la vision décantée des musiciens de La Petite Symphonie dans leur anthologie publiée au printemps dernier mais de manière moins radicale, un relief inédit aux deux concertos mais aussi au Rondo KV 386, souvent considéré, comme on l’a vu, avec un peu trop de hauteur par certaines sommes mozartiennes, qui y gagnent en animation et en subtilité.

incontournable passee des arts
Je vous recommande donc sans aucune hésitation ce magnifique disque, pétillant d’esprit, plein de belles trouvailles mais aussi de sensibilité, qui rend magnifiquement justice à ces partitions bien connues mais sur lesquelles tout est loin d’avoir encore été dit. La réussite, avouons-le, assez éclatante de cette réalisation ne fait espérer qu’une chose, c’est qu’Harmonia Mundi ait l’excellente idée de confier aux mêmes musiciens l’enregistrement intégral des concertos pour piano de Mozart qui fait aujourd’hui défaut à son catalogue et dont cette pour l’heure hypothétique première pierre laisserait augurer d’une suite pour le moins brillante.

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Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Concertos pour piano n°17 en sol majeur KV 453 et n°22 en mi bémol majeur KV 482, Rondo en la majeur KV 386

Kristian Bezuidenhout, pianoforte Paul McNulty, 2009, d’après Anton Walter, Vienne, 1805
Freiburger Barockorchester
Petra Müllejans, premier violon

1 CD [durée totale : 72’41”] Harmonia Mundi HMC 902147. Incontournable de Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extrait proposé :

Concerto pour piano n°22 : [III] Allegro

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

Wolfgang Amadeus Mozart : Piano Concertos No 16 (K.453) & No 22 (K.482) | Wolfgang Amadeus Mozart par Kristian Bezuidenhout

Illustrations complémentaires :

Nota sur le tableau de Pietro Fabris : les deux claviéristes sont, selon toute vraisemblance, Léopold et Wolfgang Amadeus Mozart, présents à Naples durant l’été 1770. Le violoniste à droite de la figure centrale (de dos) est Gaetano Pugnani (1731-1798).

Hieronymus Löschenkohl (Elberfeld, 1753-Vienne, 1807), Silhouette de Mozart, 1785. Gravure sur cuivre, Vienne, Mozarthaus (© Wien Museum)

La photographie de Kristian Bezuidenhout, tirée du site de l’artiste, est de Marco Borggreve.

La photographie du Freiburger Barockorchester est de Gudrun de Maddalena.


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