Honkakubô Ibun Traduction : Oku Tadahiro & Anna Guérineau
ISBN : 9782253933243
Extraits Personnages
Longue nouvelle de près de cent-soixante pages, "Le Maître de Thé" est un texte éminemment japonais. Ceux qui ne s'intéressent guère ou pas du tout à la civilisation nippone la trouveront morne, sinistre, pédante, ennuyeuse. Les autres la liront avec plus ou moins de plaisir, selon leur niveau d'investissement dans tout ce qui concerne cette culture raffinée et souvent aussi insaisissable que le papillon se posant sur les pétales d'une fleur de cerisier.
Nos connaissances personnelles en cette matière ne sont pas, hélas ! suffisamment approfondies pour nous avoir permis de goûter ce texte dans toute sa plénitude. Elles ont cependant suffi à nous guider sans trop de soucis dans ses méandres et ses sous-entendus, ici nombreux pour un Occidental.
Nul ne l'ignore, la cérémonie du thé est un rituel important au Japon et ce pour ainsi dire depuis l'apparition du thé dans ce pays, vers le IXème siècle de notre Ere. Bien entendu, il ne s'agit pas d'une simple dégustation et nombreux sont les facteurs qui entrent en jeu, depuis le choix des ustensiles utilisés - auxquels on donne un nom choisi lentement après mûre réflexion - jusqu'au rouleau de calligraphie accroché dans le tokonoma - une petite alcôve prévue à cet effet - le kimono porté par l'officiant et par ses hôtes, les dimensions et l'ambiance de la pièce réservée à la cérémonie et jusqu'aux gestes accomplis. Encore ne sont-ce là que quelques détails parmi d'autres.
La cérémonie du thé est d'inspiration bouddhiste zen. La simplicité est donc au coeur de sa conception mais une simplicité qui débouche sur une méditation intellectuelle très complexe. La pratiquent les "amateurs éclairés" qui ne seront jamais rien d'autre - mais c'est déjà beaucoup - et les "Maîtres." Tous néanmoins ont emprunté "la Voie du Thé" et il arrivait, pour les guerriers, que celle-ci finît par entrer en conflit avec "la Voie du Samouraï." "La Voie du Thé" n'est réservée à personne en particulier : les représentants de toutes les catégories sociales, de la plus riche à la plus pauvre, ont loisir de l'emprunter - les étrangers aussi d'ailleurs à la seule condition qu'ils aiment le thé et le respectent. (Inoue ne parle pas des femmes dans sa nouvelle, dont l'action se situe entre le XVIème et le XVIIème siècles. De nos jours, une seule femme, Mme Yu Hui Tseng, est reconnue comme "maître de thé" - et non "maîtresse". Comme son nom l'indique, elle est chinoise.)
La "Voie du Thé" permet non seulement de se trouver soi-même mais encore d'aller bien au-delà. Malheureusement, et c'est là le thème de la nouvelle d'Inoue, elle s'est trop souvent confondue, dans le Japon féodal, avec celle du Pouvoir. C'est ainsi que son héros, Maître Rikyû, et les deux maîtres qui lui succèdent auprès du Taiko Hideyoshi, ancien ministre du Shôgun, doivent se plier à la volonté de leur suzerain et, pour utiliser une expression un peu triviale mais très évocatrice, brosser celui-ci dans le sens du poil. Exercice difficile et même périlleux, ainsi que le prouvent la fin de ces trois hommes : un seppuku ordonné par le Taiko pour des raisons qui, en tous cas en ce qui concerne Maître Rikyû, demeurent encore inconnues.
Le suicide inexpliqué de Maître Rikyû est l'axe sur lequel s'articule la nouvelle. Son ancien assistant, Honkakubô, qui s'est retiré du monde à son décès, ne cesse de s'interroger sur l'affaire. Et il n'est pas le seul. Moines, marchands ou seigneurs, voire grands seigneurs comme Uraku Oda, tout le monde se demande pourquoi Maître Rikyû, préféra l'atroce seppuku aux excuses que le Taiko avait pourtant accepté de recevoir. Peu à peu, sans en avoir l'air, dans le style simple et même plat qui lui est propre, Inoue ramène au grand jour les liens existant entre "la Voie du Thé" et le Pouvoir en place, ces liens qui, à la longue et s'il n'y prend garde, finissent par engluer l'homme de Thé, surtout quand il est maître, dans une toile susceptible de les corrompre, lui et sa démarche intellectuelle et métaphysique.
Une nouvelle austère et introvertie, qui incite le lecteur à voir plus loin que les apparences, sur un fond historique - nombre de personnages, dont Rikyû, ont réellement existé - reconstitué avec un soin minutieux. A ne réserver qu'aux inconditionnels de ce maître de la nouvelle japonaise que fut Inoue Yasushi.