Frénésies
L’Action de grâces était, à l’origine, une fête religieuse, comme Noël. Elle a sombré, comme le reste, dans la boursouflure imbécile de la consommation débridée. Et les États-Unis qui ne sont jamais en reste en matière d’exagération — Sky is the limit — ont trouvé le moyen d’encadrer la dinde et la famille traditionnellement réunie autour de son obésité d’une débauche de vente, marquée, comme il se doit, d’un nom devenu propre. Et même de deux, en vertu de l’obsession américaine du toujours plus. Prolongeant la pieuse célébration des vertus familiales, nous avions depuis déjà un certain temps le Black Friday, mais, comme il fallait s’y attendre, en ces temps d’excitation numérique, le voici suivi désormais, depuis 2005 nous dit la Bible Wikipédia, du Cyber Monday, que Mercure, dieu du commerce, tienne en sa sainte garde !
La cyberbête et sa crampe au cerveau
Il se trouve que, ce dimanche, ma dose hebdomadaire de football m’a été administrée en partie par les excellents commentateurs de RDS et dans ce cas, je peux vous assurer, pour fréquenter les deux, que les commentateurs américains peuvent toujours aller se rhabiller. Bref, l’une des phrases fétiches d’un de ces deux animateurs consiste à dire, quand un joueur a fait ce qui s’apparente à une bêtise, qu’il a été victime d’« une crampe au cerveau. »
Il me semble que cette formule, digne de l’antique, pourrait également caractériser la folie consumériste qui tétanise littéralement la foule du tout un chacun contemporain, celle que l’on voit faire une émeute, souvent avec mort d’homme, le matin béni où l’on met en vente un nombre limité de chaussures de sport en édition spéciale signée (l’édition, pas les chaussures individuelles) par telle ou telle vedette du basket ou du golf. Celle aussi dont on voit les membres (on est désormais « membre » d’une foule, comme on l’est d’un réseau social) passer une nuit blanche sur un trottoir glacé pour être dans les premiers au monde à recevoir, comme à la communion autrefois l’hostie, le dernier gadget qui leur permettra de se sentir dominants ou, à tout le moins, importants. Car nos petits monarques doutent à ce point, au fond, de leur importance, qu’ils ont besoin de s’en donner une en s’efforçant d’être le premier, sinon en termes d’accomplissement, du moins, à défaut, chronologiquement, et pour quelque insignifiance consacrée socialement.Crampes au cerveau à répétition et réflexe pavlovien sont les deux mamelles du consommateur moderne. Son temps vraiment social en est rythmé, alors que son temps pseudo privé obéit, lui, à l’injonction de vitesse du cybercontact extatique qui compose de plus en plus ses journées. Quand les deux se conjuguent, comme en ce merveilleux Cyber Monday, un voile noir me semble s’étendre comme un smog urbain sur l’avenir de l’humanité.
Et tout cela m’est une autre illustration de ce « principe poétique » de Jakobson (dont j’ai déjà parlé en ces lieux) que reprenait, en d’autres termes, son contemporain McLuhan avec son fameux « the medium is the message » et que je pourrais maintenant, à mon tour, enluminer à partir de l’obésité évoquée ci-dessus, à propos de la famille américaine réunie autour de son espèce de poule montée en graine, ce pseudo volatile dont la sagesse populaire ne fait décidément pas un parangon d’intelligence. Considérez, par conséquent, la dinde et « sa » famille, car c’est bien de sa famille à elle qu’on parle quand on évoque ce tiers des Américains qui n’a même pas l’excuse de la morbidité dont sont frappés certains obèses, mais doit plutôt sa corpulence, souvent extravagante, à l’empiffrage généralisé qu’encourage ce pays, à grands coups de pubs et de concours débiles couronnant le plus gros mangeur de hot dog, le plus gros hamburger jamais avalé, le plus grand nombre d’huîtres gobées en une heure et toutes ces merveilles de l’intelligence humaine. Et si vous pensez que la métaphore de l’obésité est aussi, dans ce cas, une métonymie, l’obésité étant devenue la marque, au propre comme au figuré, de la société américaine, c’est que vous me lisez depuis longtemps et que vous m’avez bien compris.
La civilisation de la boulimie extrême
La frénésie dont je parle ici n’est pas seulement un appétit démesuré pour tout et rien. C’est aussi cette démangeaison chronique qui pousse certains, de plus en plus
nombreux, à vivre au rythme de leur cellulaire, comme si leurs battements cardiaques et l’activité de leurs neurones dépendaient de l’instrument. En ce sens, le mot « branchement » prend tout son sens clinique.Et ce qui me terrorise le plus dans tout cela, ce qui me fait, aussi, le plus rire à défaut de pleurer, c’est l’effet de tout cela, de ce lavage de cerveau réussi, de cette fébrilité avide et maladive sur la prétendue société du savoir qui, paraît-il, se lève à notre horizon.
Car le savoir, cela se constitue, cela s’accumule, cela se défait et se refait : ce n’est pas un confort, c’est une ascèse ou, à tout le moins, une quête. Ce n’est pas une commodité à laquelle on accède d’un clic et sans même y penser. Ce n’est pas une annonce de soldes extraordinaires ni la convocation à un flash mob envoyée sur les réseaux sociaux.
Le savoir, cela implique un rapport à l’autre — le monde et autrui — plus dynamique, plus dialectique même que celui, hypnotique, hébété, pavlovien qu’on nous inocule littéralement à longueur de jour et de bombardement médiaticopublicitaire.
Mais quand le rapport à l’autre passe par une machine et s’inscrit, en outre, sous le signe de Mercure, qui est aussi le dieu des voleurs et des voyageurs (pensez investissements et pensez « nomadisme », cette tarte à la crème des branchés de tout acabit), nos jours sont comptés et même comptabilisés.
Arriverons-nous un jour à nous libérer de ce conditionnement abrutissant ?
Éviterons-nous la crampe cervicale à répétition qui nous saisit comme la mort quand souffle le grand vent de la masse massifiée et massificatrice ?
Si nous n’y parvenons pas, c’est que nous serons devenus, des posthumains. Certains jours « black » ou « cyber », il m’arrive d’avoir très peur que ce ne soit déjà le cas.
Jean-Pierre Vidal
Notice biographique
PH.D en littérature (Laval), sémioticien par vocation, Jean-Pierre Vidal est professeur émérite de l’Université du Québec à Chicoutimi où il a
enseigné depuis l’ouverture de l’institution, en 1969. Fondateur de la revue Protée, il a aussi été chercheur et professeur accrédité au doctorat en sémiologie de l’Université du Québec à Montréal. Il a d’ailleurs été professeur invité à l’UQAM (1992 et 1999) et à l’UQAR (1997).Outre de nombreux articles dans des revues universitaires et culturelles, il a publié deux livres sur Robbe-Grillet, un essai dans la collection « Spirale » des Éditions Trait d’union, Le labyrinthe aboli ; de quelques Minotaures contemporains (2004) et deux recueils de nouvelles, Histoires cruelles et lamentables (Éditions Logiques 1991) et, cette année, Petites morts et autres contrariétés, aux éditions de la Grenouillère. De plus, il vient de publier Apophtegmes et rancœurs, un recueil d’aphorismes, aux Éditions Le Chat Qui Louche.
Jean-Pierre Vidal collabore à diverses revues culturelles et artistiques (Spirale, Tangence, Esse, Etc, Ciel Variable, Zone occupée). Il a préfacé plusieurs livres d’artiste, publie régulièrement des nouvelles et a, par ailleurs, commis un millier d’aphorismes encore inédits.
Depuis 2005, il est conseiller scientifique au Fonds de Recherche du Québec, Société et Culture.
(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https://maykan2.wordpress.com/)
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