Je suis un homme vivant.
Rien de ce qui est humain ne m’est étranger.
J’ai à peine le temps de m’étonner que j’existe, mais
je me réjouis toujours d’être au monde.
Je ne me m’épanouis jamais tout à fait,
parce que
je me fais une idée toujours meilleure
de la vie
Je suis bouleversé par la différence qu’il y a
entre moi et le brin d’herbe,
entre moi et les lions
entre moi et les îles de lumière
des étoiles.
Entre moi et les chiffres,
surtout entre moi et le 2, entre moi et le 3.
J’ai aussi un défaut, un péché :
je prends l’herbe au sérieux,
je prends les lions au sérieux,
et les mouvements presque parfaits du ciel.
Et une blessure accidentelle à la main
me fait voir à travers elle,
comme à travers une lunette,
les douleurs du monde et ses guerres.
D’un tel accident
vient la grande compréhension
que j’ai pour Ulysse – et
l’admiration que j’ai
pour l’homme au visage morose, Dante Alighieri.
J’aurais de la peine à imaginer
une terre déserte, tournant
autour du soleil…
(Peut-être aussi parce qu’il y a
de tels vers dans le monde)
J’aime rire, même si
je ris rarement, car j’ai toujours à faire
ou que je voyage sur un radeau, à l’infini,
sur l’océan ovale de la fantaisie.
C’est un spectacle inoubliable
que celui de savoir,
de découvrir,
la carte de l’univers en expansion,
tandis que tu regardes
une de tes photographies d’enfance !
C’est un corps à toi, ancien,
que tu as égaré,
et pas même une annonce, écrite
en grosses lettres,
ne t’offre une chance quelconque
de le retrouver.
Je déroule le papyrus de ma vie
plein de hiéroglyphes,
et ce que je peux vous dire,
maintenant, ici,
après un pénible déchiffrement,
mais non sans plaisir,
c’est un poème consacré à la paix.
Il y a une fertilité inouïe
dans la terre et dans les pierres et dans les charpentes,
magnétique, le temps, instant après instant,
élève mes pensées
comme des corps vivants.
Il y a une fertilité inouïe
dans la terre et dans les pierres et dans les charpentes.
Si je clouais mon ombre pour une seconde à peine,
elle se remplirais de fougères, de bruyères !
Seul ton visage oblong, ma bien-aimée,
laisse-le tel qu’il est, appuyé
entre deux battements de mon coeur,
comme entre le Tigre
et l’Euphrate.
***
Nichita Stãnescu (1933–1983) – Une vision des sentiments (O viziune a sentimentelor, 1964) – Traduit du roumain par Linda Maria Baros