« DIALOGUE »,
troisième partie de l'entretien de Pierre Vinclair
avec Matthieu Gosztola
pour saluer la naissance de L’Empereur Hon-Seki
de Pierre Vinclair & PieR Gajewski
dans le corridor bleu, grâce à
Charles-Mézence Briseul.
— Matthieu Gosztola : Les dialogues sont
retranscrits sans ponctuation, et tous commencent par une minuscule. Cela crée
un effet très singulier. L’on a le sentiment d’être placé en plein brouhaha –
semblable brouhaha que l’on peut expérimenter à Tokyo, dans les transports en
commun, par exemple. L’on est placé en plein nuage sonore, en plein flottement.
Tous nos repères sont brouillés. Et l’on peut être entièrement notre écoute.
Notre écoute, attentive et patiente à la rythmique des voix, avant même que la
sémantique de ce qui se dit soit ce qui nous intéresse ardemment. C’est comme
si, ce faisant, tu décapais notre regard, faisant en sorte que notre
compréhension initiale du dialogue, qui passe par la reconnaissance des signes
de ponctuation, soit décentrée. Soit décentrée, afin que les rythmes des
vocables puissent nous atteindre totalement. As-tu cherché à susciter cet
effet ? D’où t’es venue cette idée ?
— Pierre Vinclair : Je
suis ravi que cette éviction de la ponctuation ait produit un tel effet !
Cette idée est venue de trois endroits, superficiellement sans liens, mais en
réalité très profondément liés. D'abord, j'ai écrit L'Empereur Hon-Seki
à une époque où nous correspondions beaucoup, avec CM Briseul : il
relisait les premières moutures de mon roman sur la Commune, et je lui donnais
un coup de main sur la finalisation de ré pon nou. Or, Briseul n'utilise
pas de majuscules, et très peu de ponctuation – lors sous son influence ont
disparu, en tête de mes vers, les majuscules mécaniques. La seconde influence
provient du fait que je cherchais l'équivalent écrit de l'oralité épique, et la
suppression de la ponctuation redonnait justement au lecteur ou au récitant
d'accentuer à sa guise le texte, et suggérait que le texte n'était pas, en tant
que tel, complet – qu'il fallait le mettre en voix. Ceci croisé avec la
troisième influence – celle du Coup de dés – où la suppression de la
ponctuation semble relever d'une maximisation des potentialités de
signification. J'ai dit que ces trois influences étaient liées : Briseul
venait d'écrire La Dernière épopée, et le Coup de dés est la
première épopée de notre temps.
Quoiqu'il en soit, mon idée était de faire du livre en lui-même, dans les
parties chantées et dialoguées, un être amputé, pour appeler les voix comme des
membres fantômes – au lieu de leur substituer les prothèses de la ponctuation.
Et comme les vers et les dialogues sont travaillés de façon à ce que l'absence
de ponctuation permette à chaque fois plusieurs interprétations possibles, ou
pour le dire plus simplement comme on peut proposer pour chaque phrase
plusieurs ponctuations différentes qui seraient à l'origine d'une signification
différente, tout se passe comme si le lecteur était confronté, à chaque fois, à
une indécidabilité entre plusieurs membres fantômes possibles. Le lecteur peut
combler le sens en « projetant » des significations
contradictoires ; l'effet de brouhaha est alors paradoxalement obtenu par
soustraction de ponctuation, plutôt que par addition de voix.
— Matthieu Gosztola : Un autre
effet de pareil établissement graphique des dialogues est celui-ci : l’on
a le sentiment que toutes ces voix en sont une seule (quand bien même tu
identifies toujours très clairement, à chaque fois, l’instigateur de la voix
qui s’énonce). L’on a le sentiment que tous ces corps forment un seul corps.
Qu’une seule voix, avec ses différentes harmoniques, ses différentes
intensités, ses différents rythmes, s’énonce, s’élabore, nous entraînant dans
son cours, dans sa pulsation, inlassable. Et ce corps, et cette voix, et ce
rythme, ce sont ceux de la ville. C’est ainsi aussi, me semble-t-il, un livre
sur le Japon, sur la ville. Sur le corps intensément nervuré, fuyant, si
dynamique, de la ville. De la ville japonaise. Qui plus est, les dialogues
résonnent d’une rythmique bien particulière, vocable après vocale, les mots
étant souvent courts, de quelques syllabes ; les dialogues mettent en
scène la pulsation d’un cœur. Le cœur qui bat dans le corps de la ville. Et le
livre met en lieu cette pulsation. Es-tu d’accord avec ces idées ?
— Pierre Vinclair : Au regard
du projet tel que je l'ai résumé tout à l'heure, je ne peux qu'être d'accord.
Je ne dirais pas mieux !
— Matthieu Gosztola : Tu
sembles élaborer une narration en lien avec l’immémorial. Et pourtant, ce livre
est aussi une réflexion sur notre époque. Peux-tu nous dire en quoi ?
— Pierre Vinclair : Nous avons
parlé tout à l'heure du capitalisme, qui est sans doute un des traits marquants
de notre époque, et de son encouragement à la fructification des
identités. Il ne s'agit bien sûr pas d'un discours philosophique intemporel
(comme certaines analyses de Platon ou de Hegel peuvent être à peu près
détachées de leur contexte immédiat de production) : c'est bien une idéologie
qui accompagne ou qui transpire de notre époque à bout de souffle (on reconnaît
le tropisme marathonien !). À cela est liée ce que l'on peut appeler, d'une
formule peut-être plus adéquate que celle de « post-modernité », la
mort de Dieu, ou le désenchantement du monde – pour reprendre des concepts qui
sont en lien, même s'il ne m'est pas aisé d'en décrire avec précision les
rapports. J'ai parlé tout à l'heure du « mythe » de la fin des
mythes. Or, pour revenir à L'Empereur, le conte s'ébauche sur un
symptôme de cette crise : l'empereur Hiro-Hito a refusé (en 1946) de prétendre
qu'il descendait des dieux. C'est de ce fait (réel) que la dépression de
l'Empereur (fictif) Hon-Seki est la symbolisation. Si bien que cette dépression
est plus qu'un état psychologique : c'est la condition structurelle d'un
Fils du Ciel dans un monde 1. sans dieu et qui 2. valorise la démocratie. Tout
le conte est le déroulé de cette situation initiale qui est la nôtre et
celle de nos idoles, eux qui jouissent d'un pouvoir purement formel et à leurs
propres yeux illégitime (ils s'accordent le droit de signer quelques
autographes et de poser aux photographes, et l'attrait irrésistible pour le
« quart d'heure de célébrité » dont parlait Warhol ne semble que le
préliminaire de la grande dépression qui accompagne une gloire de structurelle
usurpation).
L'Empereur Hon-Seki parle un peu de cela ; ou plutôt, si l'Empereur
parlait, c'est ce qu'il dirait (mais il chante plus qu'il ne parle ! Du
moins je l'espère...) Mort de dieu, désenchantement : le repli du
personnage dans l'écriture apparaît toujours sur un fil : est-ce là une
solution réelle, ou est-ce une simple folie ? Je crois que c'est une question que nous ne
pouvons pas ne pas nous poser, nous qui nous acharnons à écrire pour (presque)
personne, qui passons le clair de notre temps à crier dans le désert – et
pourquoi ? Hon-Seki devient moine. Moine aujourd'hui, c'est être fou.
N'est-ce pas un peu ce que nous sommes ?
— Matthieu Gosztola : Tes autres livres interrogent déjà en
profondeur la notion d’identité. Ce nouveau livre constitue-t-il une avancée
dans ta réflexion à ce propos ?
— Pierre Vinclair : Pour dire
vrai, je crois que je fais plutôt du surplace. Dans L'Armée des
chenilles, j'essayais de montrer, sur un mode potache sans doute, en quoi
l'identité d'un individu est le produit d'un récit, et même d'une fiction. Et
dans Le Japon Imaginaire, qui sortira l'année prochaine, j'en viens à
écrire ce haiku :
dans les corps humains
des fictions ont découpé
des individus
Difficile de dire que l'idée a avancé ! Avec un peu de chance, malgré tout,
ce piétinement aura abouti à m'enfoncer un peu dans le problème. En tout cas,
elle m’apparaît de moins en moins comme une idée isolée (au sens où l'on dit
« avoir une idée », par exemple « une idée de
roman ») : c'est de l'ordre du programme, ou du réseau de
significations, comportant des dimensions existentielles mais aussi politiques
et poiétiques. Je ne me contente plus d'essayer de « montrer »
quelque chose dans une forme existante (le roman), le travail part à l'inverse
d'une problématisation de ma propre activité d'inventeur de fictions – c'est la
dimension poiétique – et du fait que de prétendre inventer des fictions peut ou
doit jouer un rôle de contre-discours par rapport aux modes naturalisés,
dominants, de l'invention de l'identité (les « métiers », les
catégories sociales, les médias – et tout ce qui participe de notre imaginaire
commun) – et c'est la dimension politique. Si bien que je fais du surplace, en
effet – mais je comprends aussi de plus en plus pourquoi je suis à cette
place-ci, où est située cette place, ce que l'on peut y faire, contre qui elle
implique de se battre et quelles sont les armes à ma disposition. Il faut
ajouter deux choses qui permettront peut-être de mieux comprendre pourquoi j'y
reste : un, c'est la seule place. Deux, c'est une place impossible (tout comme
« le mythe de l'absence de mythe » dont je parlais tout à l'heure).
Tout le travail de l'écriture me semble être : s'acharner à rendre cette
place possible. À la faire exister.
[à suivre]