Benameur © Folio 2012
On m’avait dit : « Lis ça, tu vas adorer ! » On m’avait dit : « Il faut le lire d’une traite, en apnée. » (je ne cite pas ma source, elle se reconnaîtra^^). Par contre on ne m’avait pas dit à quel point ce tout petit texte est bouleversant. On ne m’avait pas dit qu’il allait me prendre aux tripes. C’est toute la littérature que j’aime. Une écriture minuscule, faite de phrases courtes, ciselées et imparables. Tout est gratté jusqu’à l’os, pas un mot de trop. Le genre d’ouvrage qui me conforte dans l’idée qu’il n’y a pas de plus belle activité que la lecture. Mais je n’ai pas envie de m’attarder. J’ai du mal à m’exprimer sur des livres aussi grands que celui-là. L’impression que je ne serais pas à la hauteur. Alors une fois de plus, comme je l’avais fait à propos de Carver, je vais laisser Roger en parler à ma place. Roger, c’est Roger Wallet, mon ancien patron mais surtout un écrivain que j’adore. Dans le n°22 de la revue Les années consacré en grande partie à Jeanne Benameur, il a rédigé un article sur Les Demeurées. C’est court mais qu’est-ce que c’est bon.« Ce qui vous prend, vous poigne dans Les demeurées, c’est la force tragique des personnages. Elles sont trois, la mère, la fille et la maîtresse. La Varienne est de ces femmes rustres cloîtrées dans le silence et la misère, ce qui est la même chose. Luce ne vit que de cet amour, jusqu’au jour où elle doit affronter l’école. Tout lui est une épreuve insurmontable. Mais Solange, l’institutrice, va lui faire découvrir les mots, l’écriture, les livres. Elle s’y perdra, elle, mais la petite va s’y trouver. Elle va découvrir d’où tombe la lumière quand la vie semble faire défaut : elle tombe des mots. On retrouve dans ce très bref récit toute la force de Christian Bobin dans son texte sur l’apprentissage de la lecture, dans Une petite robe de fête. Mais les personnages des Demeurées apportent au propos un poids de chair souffrante qui pèse sans fin dans la mémoire du lecteur. Le Benameur le plus dépouillé, le plus lumineux. Un très grand livre. Vraiment. » Roger Wallet (Les années n°22)
Et puis Roger c’est aussi penché sur les premières lignes du récit. Une analyse vraiment pertinente. Cet article n’a pas été publié dans la revue mais je vous l’offre quand même parce que ce serait dommage de s’en priver.
« Il y a un miracle de la langue dans ce tout petit texte de Jeanne Benameur (80 000 signes) : ce sont ses silences. Il démarre ainsi :
Des mots charriés dans les veines. Les sons se hissent, trébuchent, tombent derrière la lèvre.
Abrutie.
Les eaux usées glissent du seau, éclaboussent.
La conscience est pauvre.
La main s'essuie au tablier de toile grossière.
Abrutie.
Les mots n'on pas lieu d'être. Ils sont.
Tout est présent dans cette entame. D’abord les phrases non verbales qui obligent à penser le verbe absent. Ainsi la répétition d’Abrutie conduit immédiatement à penser à qui profère le mot car ce n’est pas de travail qu’elle (Qui ? On ne le saura que deux pages plus loin. Magie de l’ellipse et de la retenue) est abrutie, sinon une phrase aurait tout de suite suivi l’adjectif. Et puis les mots ouvrent le texte dont ils seront le véritable enjeu. Les mots présents six fois dans ce bref extrait puisque les sons aussi parlent d’eux. L’auteure nous livre donc d’emblée la fable de son récit : il sera ici question des mots qui n’ont pas à se justifier puisqu’ils sont. L’emploi du verbe dans une forme absolue (au sens grammatical) suffit à dire qu’ils ne souffrent pas discussion : ils sont, c’est à dire ils sont le monde, ils sont de même nature que le monde. La fable, disais-je, autrement dit la morale. Et l’argument (fable et argument selon Brecht sont les constituants du théâtre) – qui est l’histoire, la trame destinée à révéler la fable – est aussi livré dans ces quelques lignes. Par le lexique. Prenez les adjectifs : abrutie, pauvre, grossière. Les substantifs : veines, sons, lèvre, eaux usées, seau, main, tablier de toile... Ils situent l’univers social : du travail et de la misère, tout autant que le corps puisque, quand la conscience est pauvre, tout passe par le corps. Et les verbes, mis à part les deux auxiliaires, sont des verbes d’action : charrier, se hisser, trébucher, tomber, glisser, éclabousser, s’essuyer – d’une insigne et maladroite banalité. On voit, sans nul besoin de la nommer, de quelle matière seront les personnages. Ils agissent, c’est à travers leurs actes insignifiants et quotidiens qu’ils se révèlent. Et les mots ? Jeanne Benameur écrit qu’ils sont proprement le sang, ce qui innerve, ce qui irrigue. Une évidence, l’évidence de la vie. Elle l’écrit. Il faut savoir le lire mais la langue est si simplement sensuelle, sensorielle qu’elle s’impose. Le reste du livre construit les images qui feront passer des sons aux mots, des eaux usées à l’éclaboussement. Sans renier aucun de ces 45 mots inauguraux dans lesquels elle a créé les émotions linguistiques par quoi tout advient. » Roger Wallet
Les demeurées, de Jeanne Benameur. Folio, 1999. 80 pages. 15,50 euros.
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