« AVEC »,
quatrième partie de l'entretien de Pierre Vinclair avec Matthieu Gosztola
pour saluer la naissance de L’Empereur Hon-Seki
de Pierre Vinclair & PieR Gajewski
dans le corridor bleu, grâce à
Charles-Mézence Briseul.
Avec la participation de PieR
Gajewski.
— Matthieu
Gosztola : Avoir tenu à ajouter le mot « FIN » à la fin,
était-ce pour donner à ce livre toute la physionomie du conte ? Le livre
est court et pourtant sa brièveté n’apporte aucune clôture. Il a une structure
par certains aspects labyrinthique qui nous pousse à nous y perdre, à continuer
de nous y perdre, quand bien même le mot fin est survenu, quand bien même le
mot fin a retenti à nos oreilles. Après ce mot « FIN », nos oreilles
continuent de vibrer de la rumeur de la ville, de la rumeur de la légende.
Continuent d’être au centre, au centre invisible et pourtant extrêmement
présent d’une résonnance bien particulière : celle de la rumeur du
mystère. As-tu cherché ouvertement à créer une structure ouverte, qui puisse
donner au mystère toute sa place ? Toute sa vie ?
— Pierre Vinclair : J'ai écrit, comme tu le suggères, le
mot « FIN », pour produire un « effet de genre ». Il y a
bien quelque chose qui est de l'ordre de la clôture dans le conte, le
sens devant être entièrement compris à l'intérieur – quitte à ce que, comme tu
le suggères aussi, cet intérieur soit un labyrinthe et que l'on s'y perde. Je
suis un peu méfiant – et las, pour tout dire – avec la prétention à la
référence. Le roman fait trop souvent de gros appels de phare en prétendant
« renvoyer » à la réalité et en faisant en sorte que ses éléments
n'acquièrent du sens qu'en fonction d'elle : name dropping,
événements historiques, etc. Cette conception de la référence est une grande
force poiétique, parce qu'elle lui permet de s'éviter bien du travail : en
suggérant tout et en ne bâtissant rien. Dans un roman classique, il n'est pas
besoin de préciser que la force de gravitation existe, que la révolution
française est passée par là ou qu'un homme et une femme sont nécessaires à une
procréation non assistée médicalement. Pourtant, ces éléments peuvent
intervenir dans l'intrigue : le Mémorial de Sainte-Hélène ne
tomberait pas du toit de la scierie du père Sorel au début du Rouge et le
Noir, sans la force gravitationnelle ; les Rougon-Macquart
auraient eu du mal à dresser le portrait des mœurs du second empire sans la
mort de Louis XVI ; Sodome et Gomorrhe ne serait peut-être pas ce
qu'il est si Charlus et Jupien avaient obtenu des enfants. Bref, le roman
utilise des règles du jeu qui lui préexistent – d'où la nécessité qu'il
soit essentiellement ouvert. Le réalisme est avant tout la flemme de
l'artisan... La science-fiction est déjà beaucoup plus laborieuse, elle prend
un soin méticuleux à élaborer toutes les règles du monde imaginaire qu'elle
campe – et c'en est extrêmement fatiguant, à mon avis. Le conte, lui, propose
de faire sauter une règle, une seule règle, dans le laboratoire clos de
l'histoire qu'il raconte. L'Empereur Hon-Seki fait sauter la règle
d'identification des personnes à leur métier. C'est une expérience narrative
qui a un début et une fin. Bien sûr, le lecteur se doute qu'après le point
final, le monde réel reprend ses droits – pourquoi alors avoir souligné ainsi
le mot « fin » ? Comme le maquillage qui, utilisé pour souligner
la beauté d'un visage, révèle d'abord que le visage en question a besoin de
maquillage, écrire FIN c'est dire : cette clôture ne va pas de soi,
puisqu'il aura fallu en rajouter.
— Matthieu Gosztola : Les dessins de PieR Gajewski,
très beaux, ajoutent un côté
BD (manga même) à l’immémorial de ce conte. Cet ajout crée une modernité
supplémentaire. L’on est ainsi plongé dans ce livre, par certains abords, comme
si l’on était plongé dans un roman graphique. Le dessin a une expressivité si forte qu’il ne semble à aucun moment
s’agir d’illustration(s). Bien au contraire, cette force s’ajoute au texte,
jouant avec, comme si le texte avait toujours eu pour vocation d’accueillir les
dessins de PieR Gajewski, comme si le texte ne pouvait exister sans ces
impulsions graphiques si fortes, d’un noir sans nuance qui est coup de soleil
pour le lecteur, lui faisant l’éblouissement, un instant, comme s’il vacillait
soudain aux bords du livre. Lui faisant l’étonnement. Comment PieR Gajewski a-t-il conçu ses dessins pour ce livre ? Lui
donnais-tu à lire des passages du texte ? Parliez-vous des moments qu’il
s’agirait ensuite de faire vivre par le trait, par l’expressivité du trait, par
l’encre, par le grand soleil noir de l’encre, de l’encre sans bavure, acier qui
nous blesse de son tranchant ? Avez-vous conservé tous les dessins qui
furent élaborés pour ce livre ? Ou bien y a-t-il eu choix ? Et si
oui, comment avez-vous effectué ce choix ?
— Pierre Vinclair : Nous
avons gardé tous les dessins que PieR a proposés. Il les a réalisés une fois la
quasi-intégralité du texte écrite, choisissant lui-même d'illustrer les
passages qui l'intéressaient ou qu'il jugeait emblématiques – puis nous
informant de ses choix, CMB et moi-même, nous les envoyant et nous demandant de
les discuter. « Quasi-intégralité », car une page a été écrite plus
tard, non pas à partir d'un dessin existant de PieR, mais ajoutée pour
lui, en sachant qu'elle pourrait l'inspirer (c'est la page qui débute par
« Le maquillage du réel coule... »). Pour le reste, du premier au
dernier, j'ai été absolument enthousiaste – et plus qu'enthousiaste – ému et
bluffé par chacune des illustrations. Toutes prenaient le texte d'une manière
très inattendue pour moi (qui ne suis pas dessinateur et ne connaît rien aux
techniques de cet art), pour arriver à une incarnation parfaite. Je dis incarnation
plutôt qu'illustration parce que ces dessins ont une vie propre, ils se
développent à partir du texte dans la construction de nouvelles images, tout à
fait autonomes (le sublime dessin du moine peignant des immeubles en kanjis,
par exemple). Je savais, lorsque je lui ai proposé cette collaboration, que
PieR avait un grand talent, mais je ne savais pas qu'il m'apprendrait des
choses sur mon texte. Non seulement qu'il l'enrichirait, mais également
qu'il le percerait (je pense à la dernière image, où il nous montre
Michizane disparaissant à l'horizon).
— PieR Gajewski : Pierre et moi nous sommes rencontrés à la Villa Kujoyama en
2010. Nous avons d’une certaine façon découvert un Japon en même temps de façon
parallèle. Quand il m’a proposé le projet courant 2012, j’ai commencé par le
lire avant de m’engager. J’ai été immédiatement séduit par son écriture et son
histoire. J’aimais le côté parfois burlesque voire absurde du récit par certains
endroits, mais surtout si malin et si pertinent par d’autres. Par ce texte,
Pierre me parlait d’un Japon que je connaissais et que je pouvais interpréter.
La critique politique a également contribué à attiser mon intérêt. Mais
surtout, fait rare pour moi, les textes d’un autre, par son intelligence, me
donnaient envie de faire, de mettre en image, de m’approprier ses mots. La
qualité de son écriture me laissait entrevoir des interstices dans lesquels mes
images trouveraient leur place. A l’inverse de la bande dessinée, il ne
s’agissait plus d’espace inter-iconiques, mais bien d’espace inter-textuels à
déterminer.
Lors de nos premiers échanges, Pierre a tout de suite conçu les dessins comme un
travail d’interprétation plutôt que d’illustration. Il m’a fait une totale
confiance quant au choix des scènes et de la représentation graphique, ne
restait plus alors qu’à commencer le travail.
Ce que j’ai apprécié dans cette invitation, c’était également le challenge que
cela représentait. Je comprenais ce qu’il voulait dire mais la question de la
retranscription se posait. J’ai longuement réfléchi sur les premières images du
récit, celles-ci déterminant les autres. Fallait-il mettre les visages
hors-cadre ? Comment représenter ce et son Japon ? Quel degré de
détail ? Pour se faire, je me suis plongé dans mes archives et
documentations afin de donner du corps aux images. Je désirais que dans chacune
des illustrations certains détails soient purement japonais, quitte à n’être
compris que par des japonais (partition de Shamisen, coiffe de maïko, motifs de
kimono, position corporelle en référence à des peintures traditionnelles).
Toutefois, si je voulais coller au sens du texte de Pierre, il me fallait avant
tout m’en dégager pour mieux le cerner. Un soir, tel un rugissement, j’ai
réalisé plusieurs esquisses à l’arraché, au pinceau et à l’encre. Me refusant à
lire à nouveau le texte, je désirais voir quelles étaient les scènes clés qui
m’avaient marquées et dont je me souvenais. Ma volonté à cette étape a été de travailler
sur ma mémoire du récit. Sur les croquis réalisés, certains ont servi de
structure, d’autres ont été abandonnés. Les bases graphiques établies, je me
suis lancé dans la réalisation des images. J’ai retravaillé la composition
générale des images par la perspective, l’interaction entre les personnages
puis des masses de noir et blanc. Toutes ont été réalisées sur format A3 à
l’encre de chine durant deux mois à raison de 12 h par jour. Dès qu’une
illustration était finie je l’envoyais à Pierre ainsi qu’à notre éditeur
Charles-Mézence puis je m’attaquais à la suivante. Aucune retouche n’a été
demandée de part et d’autre, mais surtout nous échangions tous les trois sur
les images. Je pense que le dialogue, l’investissement de chacun et la
confiance mutuelle a pu rendre cet objet-livre si entier. J’ai réalisé chacune
des douze images dans cette optique, et il n’y eut par conséquent aucune image
abandonnée.
— Matthieu Gosztola : Le dessin de la couverture est très frappant.
L’empereur nous est présenté et n’a pas de visage. Cela me fait songer au
commencement des Fraises sauvages de
Bergman, ce cauchemar. Cela me fait penser aussi, sans que je sache exactement
pourquoi, à 8 ½ de Fellini. La
dimension onirique du livre saute aux yeux ainsi dès la couverture. Et, en même
temps, sa dimension moderne, puisque si l’empereur n’a pas de visage, n’est-ce
pas en définitive pour nous signifier qu’il peut être absolument n’importe
qui ? Qu’il peut être, ainsi, chacun d’entre nous ?
— PieR Gajewski : Concernant la couverture du livre, le choix fut collégial... au
début tout du moins. J’ai demandé l’avis de Pierre et de Charles-Mézence tout
en leur soumettant quelques idées. Nous avons beaucoup échangé à propos du
statut de ce qu’est une couverture, de son pouvoir à créer une curiosité, une
envie, du sens qui en découlera et de son impact visuel. Trois grandes idées se
sont dégagées assez vite dont celle de l’empereur au milieu de la ville. De mon
côté, je souhaitais un trait plus épais proche de la gravure sur bois avec moins
de détails afin d’accentuer la force visuelle de la couverture. Il fallait
qu’elle pose une question en un clignement d’œil. L’absence de visage m’a
semblé alors presque une évidence. Il a également été décidé de ne pas préciser
les rôles de chacun, écrivain et dessinateur, comme un ultime renvoi au récit,
mais surtout pour renforcer l’idée que le livre illustré représente un travail
unique des deux auteurs Pierre et PieR.
— Matthieu
Gosztola : Comment le cours même de la narration joue-t-il avec
cette idée, qu’il reprend, qu’il développe ?
— Pierre Vinclair : En
un sens, c'est l'idée même du livre, qui prend au sérieux la phrase de Barthes
placée en exergue : « La ville dont je parle (Tokyo) présente ce
paradoxe précieux : elle possède bien un centre, mais ce centre est vide. Toute
la ville tourne autour d'un lieu à la fois interdit et indifférent, demeure
masquée sous la verdure, défendue par des fossés d'eau, habitée par un empereur
qu'on ne voit jamais, c'est-à-dire, à la lettre, par on ne sait qui. » Car
non seulement le titre est un mauvais jeu de mots sur la fin de la citation
(mais pas seulement, Hon, en japonais, signifie « livre », et Seki
« résidence » – et l'on retrouve l'idée de l'identité domiciliée dans
la fiction), mais tout le contenu tourne autour de l'idée que n'importe qui
peut être l'empereur – ce qui est une idée politique (c'est l'idée que se
fait Claude Lefort de la démocratie par exemple), mais aussi narrative, puisque
c'est de là que naissent les péripéties de notre conte. L'idée graphique de
PieR, celle de l'absence de visage, est particulièrement bien trouvée :
car la seule différence entre cette fiction et la réalité, la seule raison pour
laquelle il s'agit d'un conte et que l'histoire n'est pas vraisemblable, c'est
que dans la réalité notre visage nous identifie trop pour que nous puissions
prétendre changer d'identité par décret ou contrat. Seul un monde sans
visage eût permis le premier échange – celui de l'empereur et du moine. La
chirurgie esthétique nous permettra peut-être d'en venir à bout.
(à suivre]