J'ai un jour dit qu'être écrivain c'est se sentir claustrophobe dans le langage
des autres. On suffoque littéralement.
David Grosmann, entretien
au Nouvel Observateur, novembre 2012
Pareille
à rien (1), c’est ainsi qu’apparaîtra sans
doute à beaucoup la poésie d’Hélène Sanguinetti,
tout particulièrement dans ce dernier ouvrage paru aux éditions de l’Amandier
qu’elle a intitulé Et voici la chanson, titre a-priori trompeur si l’on
attend par là quelque composition à la fois légère et facile, quelque jolie
ritournelle simplement destinée à donner voix aux émotions les plus communes.
Loin des clichés dont a effectivement besoin la chanson pour trouver son public
et devenir populaire, la poésie d’Hélène Sanguinetti
nous propose la traversée d’une langue qui n’est plus celle arrêtée des
échanges quotidiens, des pensées raisonnables, soucieuses essentiellement du
principe de réalité, mais une langue multiple, kaléidoscopique, à la fois
remuante et magique, toute entière portée vers l’inouï, l’ébloui, la fraicheur
et le terrible d’un monde dont elle cherche en fait à éprouver par delà le
bien et le mal, les figures opposées, la force première, qui serait la vie
nue. Ou plus justement peut-être : le sentiment panique (au sens grec) de
la vie.
Recréer derrière l’ordre des représentations apprises le surgissement à chaque
fois singulier du monde implique pour le poète de réveiller la parole. La
libérer de son poids de conventions. S’affranchir de son joug. Affirmer
radicalement au risque de l’incompréhension la jouissance d’un parler propre.
Chez Hélène Sanguinetti cela
s’effectue par ce que l’on pourrait appeler, en reprenant les mots d’Heinz Wismann
dans le chapitre qu’il consacre à la poésie dans Penser entre les langues,
une multiplication « d’exploits linguistiques ». Une
succession de secousses, de décharges imaginatives, une production
ininterrompue d’intensités affectives qui comme le dit toujours Wismann à
propos de l’hymne romantique « cherche son destinataire avec la force
de propagation d’une vague de chaleur ».
Variations typographiques, insertions de dessins, de formes automatiques,
utilisation singulière de la ponctuation, ruptures métriques, bouleversements
syntaxiques, inventions verbales, néologismes, alliances inattendues,
juxtapositions d’époques et de références, conjugaisons, superpositions de voix
venues d’on ne sait où, commentaires elliptiques, reprises, refrains, jeux des
paronomases, des onomatopées, insistance des structures exclamatives, des
formes infinitives, tout cela, à la fois décousu, éclaté et pourtant
profondément lié, compose une suite exubérante, disparate, jubilatoire,
surgissant comme une ré-invention permanente de la langue à travers un désir de
parole, un désir de vie, dont le lecteur ne doit pas chercher à découvrir à
chaque pas le sens, la dimension référentielle, opération dans laquelle il se
perdrait, mais par quoi il doit se laisser porter, s’abandonner, comme il
s’abandonne à la musique, aux couleurs d’un marché, à l’eau dans laquelle il se
baigne, l’air, aux paysages dans lesquels il trouve à respirer. Tous pores,
oui, et tous les sens ouverts.
A qui saura l’entendre alors, l’écoute de cette parole tout à la fois lumineuse
et obscure, proche et singulière, qui garde un goût merveilleux d’enfance ne
serait-ce que par le matériel des contes bien souvent employé, le caractère
joueur, habité, de ses inventions syntaxiques et lexicales, sa constante
puissance aussi d’étonnement, jusqu’à l’utilisation des grandes tailles de
caractères, laissera une impression de vitalité profonde. Vitalité qui ne doit
cependant rien à l’oubli ou l’ignorance des forces meurtrières les plus sombres
et terribles du monde comme en témoigne dans les premières pages du texte
l’émouvant passage évoquant la tragédie toujours ignorée du Cap Arcona, ce
navire de croisière allemand transformé par les nazis en prison et coulé dans
la mer Baltique, par les alliés, avec ses 7500 déportés, aux tous derniers
jours de la guerre. C’est que la joie d’exister qui est celle d’Hélène Sanguinetti dans ce livre se fonde sur une
conscience aiguë de tout ce qui pourrait de partout la briser. Perspective
qu’elle met en scène d’ailleurs dans la danse plutôt que dans la confrontation
tout au long de son texte de JOUG et de JOUI dont sa quatrième de couverture
indique qu’ils « sont le jour et la nuit, la lune et le soleil, l’eau
et la soif, Eros et Thanatos, mais aussi bien le Méchant et le Gentil des
contes, le malheur et le bonheur, malchance et chance, douleur et plaisir, elle
et lui, tantôt lui, tantôt elle, tout le monde, personne. Deux anguilles, deux
drôles de larrons inséparables ». Bref toutes les faces opposées,
dissonantes, résonnantes, déconcertantes aussi qui constituent le lot de notre
incertaine, confuse mais aussi chatoyante humanité.
Et si la parole semble partout diffractée dans cet univers singulier,
dispersant éclats brillants et d’autres comme elle dit, terreux, elle fait
toujours en filigrane courir, circuler la chanson têtue, obstinée de cette voix
en nous qui a tous les visages sans en avoir aucun, qui veut joie,
veut chanter tout, regoupiller tout le chanter!2 Sans chercher jamais à se sédentariser.
Certaine que ce qui en fait le tranchant, c’est l’ouverture. Sa vitale,
inépuisable, mobilité.
[Georges Guillain ]
Hélène Sanguinetti, Et voici la chanson, éditions de l’Amandier.
sur
le site de l’éditeur
1.Voir son Alparegho, pareil-à-rien, à l’Act Mem, 2005
2. C’est une des dimensions de ce combat de JOUG et de JOUI que met
en scène le livre.