Anna Wren a un peu de mal à joindre les deux bouts depuis la mort de son mari. Elle a beau savoir lire et écrire, difficile pour une dame respectable de trouver un emploi. C’est le moment que choisit le secrétaire d’Edward de Raaf pour prendre la poudre d’escampette. Il faut dire que le caractère du comte de Swartingham est difficile à supporter. Par un habile tour de passe-passe, elle parvient à se faire embaucher à ce poste d’homme. Elle rencontre alors le mystérieux lord, autoritaire et irascible, au visage marqué par la petite vérole qui a décimé sa famille, mais à la sensualité indéniable. Très vite, celui-ci ne peut non plus cacher son attirance pour la jeune veuve, restée sans enfants malgré quatre années de mariage. Mais nous sommes en 1760, et la condition d’une femme seule est difficile, sa réputation est quelque chose de si fragile… Lord Swartingham, conscient que cette attirance ne peut aboutir, décide d’oublier Anna dans une luxueuse maison close londonienne. Mais lorsqu’Anna, poussée par une véritable indignation pour cette injustice envers son sexe, décide de venir en aide à une prostituée, celle-ci lui suggère une bien étonnante manière d’atteindre Edward malgré tout: elle décide d’aller attendre le comte dans une des chambres de la maison close, soigneusement masquée. Tous deux peuvent alors laisser libre cours à leur passion sans que le comte sache qui elle est.
Le titre, le bandeau et la collection: tout classe ce roman dans un registre de romance un peu niaise à prendre au second degré. Pourtant, je dois avouer que j’ai réussi à y trouver un peu plus que cela. Certes, il s’agit avant tout d’une histoire d’amour, avec tous les ingrédients à la Cendrillon qu’il nous faut: la jeune et jolie veuve sans le sou est remarqué par le richissime comte qui tombe amoureux d’elle, et par lequel elle est attiré malgré sa laideur qui repousse habituellement les femmes (tiens, La Belle et le Bête est passé par là aussi). La midinette en moi (oui, elle est bien planquée, mais parfois, elle ouvre un œil) a adoré voir ces deux-là se regarder en coin avec la seule envie de se sauter dessus, les maladroites tentatives de séduction du comte avec ses cadeaux et ses attentions un peu bourrues. Les scènes d’amour, plutôt explicites (attention, public averti), ont un petit côté jeu de rôle masqué qui permet de mettre en scène de célèbres fantasmes en y ôtant tout effet sordide et en y gardant uniquement un côté théâtral raffiné et une passion amoureuse indéniable. Je n’avais qu’une envie: que les deux héros puissent enfin s’aimer librement, sans contrainte et sans tabous. Mais l’ingéniosité de ce roman est de faire du plaisir féminin un véritable enjeu de combat. A cause du lourd passé qu’elle s’efforce d’enfouir, Anna souffre profondément de ne pouvoir être mère, car cela l’enferme dans le seul autre rôle possible pour elle: celui de catin. Pourquoi une femme doit-elle réfréner ses envies et se surveiller en permanence alors qu’un homme peut fréquenter autant de maisons closes qu’il le veut sans être inquiété? Pourquoi blâme-t-on davantage la prostituée que les hommes qui la fréquentent? Pourquoi une femme ne peut-elle être juste femme, amante, sans être une épouse rangée à la raison? Autant de questions éminemment modernes (et bien d’actualité pour certaines) qu’elle ne cesse de se poser et autant d'aberrations contre lesquelles elle se braque, tremblante, timidement, sans trop savoir ce qu’elle fait, poussée par la seule volonté de céder à ses envies de cet homme et rien que celui-là. Cela fait-elle d’elle une putain? Lord Swartingham peut-il vraiment la considérer autrement que comme telle? Voilà un de ces romans qui ne verse pas seulement dans l’érotisme pour lui-même, mais en fait un véritable enjeu romanesque. Le conte de fée n’est pas loin, rassurez-vous: en exergue de chaque chapitre, on suit les rebondissements du Prince Corbeau, un conte sombre qui n’est qu’une variation autour d’Eros et Psyché, et qui pose la question de la curiosité mais aussi de ce dédoublement: la jolie princesse est-elle capable de séparer l’époux et l’amant ou au contraire de les confondre?