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"Au château d’Argol" de Julien Gracq

Par Leblogdesbouquins @BlogDesBouquins
Surprise : nous sommes en retard pour la publication du livre du mois ! Presque autant en retard que l’été, cette année, au moins pour ceux qui, comme nous, ont le privilège d’habiter trop au nord. Non pas que nous ayons choisi un mastodonte dont la taille aurait pu nous servir d’excuse, mais plutôt que nos emplois du temps du moment sont quasi-ministériels. Là où j’ai encore moins d’excuses à vous donner c’est que c’est moi qui ai choisi cet ouvrage de Julien Gracq, que j’avais à cœur de partager avec vous. Mais fini le fatalisme, cette critique est en ligne, le pain du bourreau ne sera pas retourné. Addendum d'Emmanuel : Bien que j'aie effectivement réglé son compte au Château d'Argol bien avant JB, c'est finalement moi qui aurait retardé la publication de cette critique commune. Pour les mêmes raisons que celles qui m'ont laissé loin du clavier durant ces trois dernières semaines. Le service reprend avec un roman qui, s'il est loin de faire l'unanimité, ne manque pas d'intérêt. Espérons par ailleurs que la malédiction soit derrière nous et que je puisse bientôt publier dans nos colonnes les 3-4 petits pavés que j'ai stocké pendant mon absence.
L’avis de JB
Trouver la bonne température
Achevé en 1937 et refusé par Gallimard, « Le château d’Argol », premier romain de Julien Gracq sort finalement chez José Corti en 1938. Adoubé par André Breton, celui-ci y verra le premier « roman surréaliste ». Issu à la fois du dadaïsme et des travaux d’auteurs comme Rimbaud  ou Lautréamont, il en fera la première esquisse dans son « Manifeste du surréalisme », à travers une description, disons-le, assez abstraite : « automatisme psychique pur, par lequel on se propose d'exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale [...] Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d'associations négligées jusqu'à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la résolution des principaux problèmes de la vie. »
Heureusement pour nous, pauvres mortels, Wikipédia propose un résumé un peu plus intelligible, notamment sur l’utilisation de l’écriture automatique :
« Les surréalistes cherchent à libérer l'inconscient. Pour ce faire, ils utilisent les diverses techniques ci-dessous. L'écriture automatique est un mode d'écriture cherchant à échapper aux contraintes de la logique, elle laisse s'exprimer la voix intérieure inconsciente, dévie l'inconscient de la pensée. Il s'agit d'écrire ce qui vient à l'esprit, sans se préoccuper du sens. »
Ou celle du jeu dit du « cadavre exquis »

Le mouvement ne se cantonne évidemment pas à des productions littéraires. On peut citer Magritte, Dali ou Miro pour la peinture, ou Man Ray pour la photographie. On a tendance à supputer parfois qu’une œuvre artistique doit poser des questions plutôt que donner des réponses. Malgré l’absence presque revendiquée de « cadre » dans les œuvres surréalistes, celui qui regarde un tableau ou une photo impose sa propre limite pour chercher à en définir les contours. Ce qui est facile, consécutivement à la forme physique d’une toile ou d’un cliché, est pour moi plus difficile lorsqu’il s’agit d’un livre. Non pas que le reflexe soit bon, mais il est à mon sens rassurant. Ce qui nous amènerait alors à discuter, si nous débattions sur un coude en mangeant des grappes de raisins, de la place de la conquête du subconscient dans la littérature du début du XXème siècle (Proust ou Joyce par exemple). Le sandwich poulet-crudités, les lunettes de soleil et internet étant passés par là, je ne peux que conseiller, au plus vicieux d’entre vous, de feuilleter par exemple ce « cahier du centre de recherches sur le surréalisme », intéressant au demeurant.
Dans un château d'ivoire...
La version qui a atterri dans nos mains aujourd’hui, maison d’édition oblige, suppose que l’on prenne le temps de découper soi-même les pages, plaisir régressif pour certains (Emmanuel ?), contraintes pour d’autre. Quoi qu’il en soit, ma version était déjà découpée, et avec soin semble-t-il.
« Au château d’Argol » est une sorte de huis-clos, qui décrit les relations torturées de trois personnages dans le cadre onirique du sombre Château d’Argol, perché sur un éperon rocheux entre terre et mer. Albert a acheté cette mystérieuse bâtisse sur les conseils d’un ami. Il est le premier à prendre possession des lieux, entre rêveries et études d’œuvres philosophiques. Il est bientôt rejoint par Herminien, son compagnon de toujours, et Heide, personnage au sexe indéterminé. L’isolement, le caractère quasi-humain du château et ce troisième personnage, vont être les catalyseurs de la tempête de sentiments et d’évènements qui s’abattra sur le récit. A la manière d’une tragédie grecque ou d’un « Parsifal » de Wagner (dont l’ouvrage semble être ouvertement inspiré), l’issue semble forcement tragique tant le choc des émotions qui se jouent, semble violent.
Entièrement dénué de dialogues, l’ouvrage fait donc la part belle à de (très) longues descriptions baroques, entrecoupées, nous l’avons vu, de références quasi-mythologiques. Le style est très riche, presque opulent, que ce soit dans les longues descriptions du château ou dans celui des sentiments des personnages :
« Tout son sang bougeait et s’éveillait en elle, emplissait ses artères d’une bouleversante ardeur, comme un arbre de pourpre qui eût épanoui ses rameaux sous les ombrages célestes de la forêt. Elle devenait une immobile colonne de sang, elle s’éveillait à une étrange angoisse ; il lui semblait que ses veines fussent incapables de contenir un instant de plus le flux épouvantable de ce sang qui bondissait en elle avec fureur au seul contact du bras d’Albert et qu’il allait jaillir et éclabousser les arbres de sa fusée chaude, tandis que la saisirait le froid de la mort dont elle croyait sentir le poignard entre ses deux épaules ».
On a l’impression de lire à travers un kaléidoscope, ou la force de la réalité est enrobée d’un voile psychédélique.  Le contraste est intéressant, mais il éloigne le lecteur du récit, un peu comme lorsque vous lisez ces dernières lignes avant de vous endormir. Reviendrez-vous, en vous réveillant, exactement là où vous vous êtes arrêtés ? Le voyage est éthéré sur fond d’affrontements, de violence, de déchirement ou de débats. Le roman a sa propre musique, lente, inexorable et opulente, rythmée par ses descriptions toujours plus longues, dont on finit la lecture au bord de l’apoplexie. On ne lit finalement que très peu, on rêvasse, on regarde et on essaie de ne pas perdre une concentration mise à rude épreuve. Malgré sa silhouette assez fine, le livre est si concentré que j’ai eu du mal à le lire sur de longues périodes. Et le problème c’est que ses caractéristiques incitent à le faire, pour rester dans le rêve, si j’ose dire. De réveils brutaux en brusques interruptions, se remettre à chaque fois dans l’ambiance si particulière prend un peu de temps, que la « lourdeur » du style ne nous laisse pas forcement. Nos trois personnages semblent être là pour jouer leurs rôles plutôt que de les inventer, à la manière d’une représentation. Une pièce qui se jouera sans vous, si vous ne prêtez pas attention. Sous l’œil sombre du château, c’est un peu comme si la réaction en chaîne était prévue d’avance, que la relation entre Albert et Herminien n’attendait qu’Heide pour exploser. Deux personnages aux antipodes l’un de l’autre, comme aimanté par leur différence, qui n’existent que dans l’affrontement, qui se doit de monter crescendo pour ne pas s’éteindre.
Etait-il nécessaire de vous gonfler avec d’importantes références avant finalement d’en venir au livre ? Peut-être. Bien que cela ne doive pas changer votre jugement sur le livre, il peut permettre de replacer « Au château d’Argol » dans un courant, une époque ou une œuvre, à défaut d’un genre qu’il semble avoir créé…
A lire ou pas ?
« Au château d’Argol » est un petit OVNI. Le genre d’ouvrage que l’on imagine sacralisé par certains et qui en laissent d’autres indifférents. Tout en saluant la démarche, j’avoue être passé un peu à côté, rebuté par le rococo du style et ses descriptions interminables. L’absence de dialogue instaure encore une distance supplémentaire entre personnages et lecteurs, ce qui, combiné au style décrit plus haut, à achevé ma volonté de me laisser envouter. L’ouvrage ne suggère pas, il impose que l’on suive son sillage ou que l’on se condamne à ramer à sa suite. Une découverte que je n’oublierai pas, mais qui sur la forme n’a pas su me séduire…
L'avis d'Emmanuel
Littérature adolescenteRares sont les individus qui n'ont pas eu leur période de « souffrances délectables », ce temps, généralement au sortir de l'adolescence, où seul ce qui fait mal semble digne d’intérêt, où l'amour ne paraît pouvoir éclore que dans la souffrance et le conflit et la vie ne prendre corps que par opposition à ce qui la met en question. Inévitablement, dans notre monde hypercommercial où tous les consommateurs sont catégorisés, cet état d'esprit est une manne céleste qui a fait naître sa littérature propre, sa presse, son internet... En même temps, ces conflits essentiels sont tellement romanesques et les frontières entre les genres deviennent si poreuses, qu'une grande part des productions « culturelles » mainstream cherchent désormais à réveiller en chacun de nous ces déchirements d'un autre âge. Pour moi, il y a à la base de cette tendance la compréhension d'une certaine dimension de la nature humaine, la diminution progressive de notre besoin de culture au profit d'une recherche d'émotions toujours plus poignantes, la valorisation forcenée de l'expérience vécue au détriment de la connaissance et... Gracq et son héritage.Car ce château d'Argol est tout entier marqué par le seau de l’ambiguïté décandente et de l'ambivalence érotisante. On y aime en souffrant, on y jalouse en s'admirant, on y conjugue plaisirs charnels et douleur physique et l'on y côtoie le folie lorsque la beauté nous saisit...
« Il lui fut a cet instant seulement peut-être perceptible que dans chaque être l'instinct de sa propre destruction de sa propre, et dévastante consomption, luttait, et sans doute à armes inégales, avec le souci de sa personnelle sauvegarde. »
Mais langue parfaiteComme l'illustre bien la citation ci-dessus, Gracq est toutefois sauvé par sa prose, ciselée et puissante. Elle pare son propos des atours qui lui conviennent, à savoir la perfection fascinante d'un trait de sang sur une gorge de nacre ou la puissance magnifique de frondaisons menaçantes sous un ciel d'orage. On prend le temps de savourer, de noter, et même parfois de relire, et l'on parvient presque à oublier la vacuité du propos et l'incohérence de l'histoire. Heide, Albert et Herminien perdent progressivement de leur consistance pour devenir prétextes à de splendides morceaux de littérature.Le problème se pose sur la durée. Peut-on accepter ainsi de lire 182 pages d'une grande beauté mais pour ainsi dire dénuées de sens ? Je dirais pour ma part que oui, à condition d'oublier la forme trompeuse, celle du roman, qu'a choisi Gracq. Après tout, il existe de splendides recueils de poèmes beaucoup plus longs que ce court roman. Recueils dans lesquels on parle ainsi que dans le Château d'Argol d'amour, de mort, de beauté, d'angoisses existentielles et de souffrances jouissives...
« […] Heide flotta dans l'altitude à la façon d'un brouillard lumineux, s'éclipsa, puis revint, et établit enfin son empire sur des houles mélodiques d'une rare ampleur qui paraissaient emporter les sens vers une région inconnue et rendre à l'oreille les grâces du toucher et de la vue par l'entremise d'une incroyable perversion. »
A lire ou pas ?J'avais été marqué lors de ma visite de l'exposition consacrée à Gallimard à la BNF il y a quelques mois par la note du comité de lecture sur Au Château d'Argol. Cela parlait dans mon souvenir d'un style « ampoulé » mais « érudit » et d'un roman « terriblement ennuyeux », « inutile » et « indispensable. ». Le roman lu, je suis entièrement d'accord avec la personne qui avait rédigé cette note. La seule différence est que je n'aurais probablement pas refusé de publier Au château d'Argol. Car si je ne peux assurément pas dire que j'ai aimé le lire, je suis également certain que j'aurais manqué quelque chose en ne le faisant pas.
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