La revue CHAIN de Juliana Spahr et Jena Osman
CHAIN était une revue-livre annuelle états-unienne publiée de manière
indépendante de 1993 à 2005 par deux femmes poètes, Juliana Spahr et Jena Osman,
et basée (ou excentrée) d’abord à Hawaï. Chaque numéro était le résultat d’un
appel à contributions autour d’un thème (traduction, mémoire, lettres, espace
public, etc.) auxquels ont contribué principalement des poètes plutôt innovants
d’une Amérique multiculturelle, et des artistes visuels ou conceptuels, aussi
d’autres pays. Les éditrices privilégiaient les œuvres écrites à plusieurs
(collaboration, échange, partage), les textes hybrides (texte/image,
vers/prose, intertextuel, collage, aléatoire), et une tendance
« poéthique » engagée, d’après laquelle, selon la poète Joan
Retallack, l’expérimentation en poésie devrait chercher à inventer de nouvelles
formes de signification ou compréhension du monde, acquérant par là une valeur
humaine. Une autre idée de la revue semble avoir été de créer une
« chaîne » de lecteurs-auteurs dans une sorte de communauté
internationale dialoguante. Si les réalisations dans ce sens n’avaient pas
toutes la même force, les numéros (d’environ 300 pages) regorgeaient de feux
d’artifice d’art du langage, et le projet de cette utopie poétique dura plus de
10 ans. Un côté anguleux provenait du désir des éditrices de sélectionner des
œuvres qui, en plus de la qualité du médium et du traitement du thème,
« nous apprenaient des choses que nous ne savions pas ». Les numéros
papier de CHAIN sont en vente chez Small Press Distribution.
Dernièrement, le site internet de poésie expérimentale en anglais Jacket2
a numérisé l’entière collection
de CHAIN, ce qui rend la revue emblématique dans l’histoire de l’avant-garde
nord-américaine. Dans ces quelques milliers de pages on notera le numéro 5
« Different languages », ensemble babélien ultra-polyglotte et
sainement « bruyant » aux dires des éditrices.
La revue est aussi consultable à la bibliothèque du centre international de
poésie de Marseille.
Ce dossier, hommage à CHAIN, présente donc trois extraits pris dans divers
numéros de la revue.
Caroline Sinavaiana et James Thomas Stevens :
CHANT FUNÈBRE
(traditionnel samoan : )
Alaga ‘upu
Ua tala lali lapopo’a
Proverbe
Tapez les grands tambours
Lagisolo
Sema e, ‘o ai ‘ea e pisa ?
Pe se soa le va i le faga?
Pe ni fa’aali’i ‘ua tata ?
Chant funèbre
Amis, qui produit ce bruit ?
Ce bruit, comme un chant dans la baie ?
Sont-ils à frapper des tambours de bois ?
(CS :)
qui appelle
qui s’éveille
qui répond
alarme de qui
tambour de qui
peau de qui
qui est tombé
qui s’est levé
qui est parti
l’ami de qui
la mère de qui
le rythme de qui
résonnant depuis la cuvette de mangrove
(JTS :)
Cristaux de glace
entaillent la pulpe d’un doigt
tentant d’éclaircir une voie.
Maux à ouvrir.
Pulse – qui fait ce bruit ?
Pulse – comme la liquide
agitation des étoiles
traînaillant sur le lac.
Pulse – le tambour à eau,
repart encore,
rouge fluide dessous
la peau.
La glace hisse
puis ne résonne plus.
Deux poètes des « peuples premiers », la Polynésienne samoane
Caroline Sinavaiana et l’Amérindien mohawk James Thomas Stevens ont traduit
(dans l’anglais de l’intégration) des chants traditionnels de leurs cultures
pour se les offrir et en retresser les motifs, permettant à leurs deux ethnies
de se rencontrer en poésie, individuellement et collectivement.
Extrait de : CHAIN n°10
« Translucinacion », édité par Juliana Spahr et Jena Osman,
Philadelphie 2003.
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Will Lavender :
GLOSSOLALIE (extrait)
c’est ainsi:mon fils est mort,a fui dans les limbes des muets aveugles.c’est
ainsi:par le langage du métal et feu je suis allée avec lui.ainsi:son ignorance
n’est pas cause de sa mort.il n’a pas pu se rappeler oh dieu.il n’a pas pu se
rappeler le sang qui le lavait.il
ceci nous évoque des cristaux
et du feu
dois-je vieillir pour voir la porte ? (nous
chantons le sacrifice)
les traductions structurent-elles les mythes ? (nous devons descendre, oui)
et bobby n’est-il pas descendu ? (nos
blessures sont primitives)
jésus n’est-il pas descendu ? (raconte-nous
par le langage)
raconte-nous les choses que tu as vues
raconte-nous les choses qui t’ont fait croire
Au Tennessee la lumière de la peau s’affale dans des flaques. J’ai 21 ans je ne
touche personne. Mes amis sont tous morts je suis devenue ointe. J’ai 21 ans
quand je rencontre la famille illettrée. Leur fille est Myriam. Elle est très
petite. Elle ne peut lire la Bible. (elle est une fugue.la peau de la fille)
Dans les monticules de terre l’Egypte existe. (a existé.elle est si petite) Au
Tennessee les méandres de l’Egypte sont inventés (exemples morts) à partir de
son corps.
aie pitié de son âme
(c’est un projectile)
HAK OLI RAK BE
BOBBY
SALIK KURAM FUR KURAM
(c’est un chant)
Au Tennessee sa peau devient lumière. Ses pores s’ouvrent et dégagent du feu,
oh Dieu !
KIRAK SIHK FUR RAJ
(c’est une pelure)
elle m’a dit qu’il y aurait un fils
SILAK BARAD
ses yeux sont faits de feu !
(…)
Will Lavender écrit des thrillers poético-philosophiques. Cette contribution
est inspirée par sa visite à une église pentecôtiste d’un village du Kentucky.
La glossolalie est sa notation d’un dialogue entre le pasteur et sa
congrégation, le texte poétique est de lui.
Extrait de : CHAIN n°5, « Different Languages », édité par
Juliana Spahr et Jena Osman, Honolulu 1998.
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Ben Lerner
ANGLE DE L’EMBARDÉE (extraits)
DANS LES PREMIERS FILMS les acteurs feignent d’accomplir des acrobaties
prodigieuses cabriolant sur un tapis noir tout en étant filmés par en dessus. Le
prophète qui paraît s’élever vers le ciel est en fait traîné sur le plancher.
•
À TRAVERS TOUTE L’AMÉRIQUE, en dessous et au dessus du sol, depuis des tours en
feu et des puits profonds, des avions détournés et des mines effondrées, les
gens utilisent leurs téléphones cellulaires pour appeler, pas pour demander de
l’aide ou de l’air ou la lumière, mais pour obtenir l’information.
•
NOUS RÊVONS D’UNE PLUIE qui, au lieu de tomber, se déplace parallèle à la
terre. Nappe après nappe de pluie. Ensuite une pluie montante qui démarre à
quelques mètres du sol. On peut passer sous la pluie pour regarder. Avec la
disparition de l‘espace public, nous rêvons d’une pluie réfugiée en intérieur.
Une pluie miniaturisée restreinte à une pièce, un mur, une boîte. Puis nous
rêvons la neige.
Ben Lerner (né en 1979) a publié trois livres de poésie, dont « The
Lichtenberg Figures » (2003), avec des sonnets ou poèmes en prose qui
compactent des paradoxes sur la modernité.
Extrait de : CHAIN n°11, « Public Forms », édité par Juliana
Spahr et Jena Osman, Philadelphie 2004.
[traductions de l’anglais (américain) et dossier par Jean-René Lassalle]
Pour une meilleure mise en page du dossier ou pour l'imprimer, télécharger : La revue Chain par Jean-René Lassalle