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Jean Echenoz, 14

Par Eric Bonnargent
Der des der ?
Romain Verger
Jean Echenoz, 14 
14-18 est de ces périodes de l'histoire dont il semble qu'on ait tout dit, bien dit et redit, qui plus est par ceux qui l'ont vécue de l'intérieur, dans leur chair. Après Dorgelès, Céline, Apollinaire, Stéphane, Jünger, Remarque et ces centaines de lettres de poilus ou carnets de Verdun, on peut se demander ce que signifie écrire encore sur la Grande Guerre aujourd'hui. On ne trouvera rien de nouveau ni de brillant dans le roman d'Echenoz, pas plus qu'on y verra planer l'ombre d'un quelconque parallèle avec d'autres conflits. Son roman est tout entier braqué sur cette guerre, minutieusement, scrupuleusement, tout attaché à la réalité de ces années-là qu'il restitue avec l'élégance et le talent qu'on lui connaît, dans l'art qu'il a de cerner les détails pour ressusciter le passé, ses couleurs, et fouiller de sa plume le moindre de ses interstices. Rien de nouveau, donc, sinon qu'en une petite centaine de pages, c'est tout l'esprit de 14-18 qui émerge, et c'est peut-être là qu'est l'intérêt de ce livre : sa justesse et sa capacité à en opérer une synthèse pleine d'acuité. À la fois vision du front et de l'arrière dépeuplé de ses hommes, 14 réinvestit subtilement les motifs incontournables de celle qu'on croyait la Der des Der : l'euphorie des premières semaines, la conviction de revenir très bientôt d'une guerre éclair, les défilés militaires en grande pompe et fanfare de toutes ces recrues embarrassées par leurs uniformes mal ajustés, et puis ces villages qu'on nettoie de leurs bouquets flétris et cocardes froissées, villages vidés de leurs hommes où ne restent plus aux côtés des femmes que les inaptes au combat, vieillards et enfants. L'enlisement, les parties de cartes, les boîtes de singe et la gnôle pour surmonter la peur, et ces blessures franches dont certains rêvent, qui les emporteraient loin du front et de l'enfer. Tout l'absurde de 14-18 est là, dans la décision du conseil militaire qui a pris la promenade d'Arcenel pour un acte de désertion, comme si les poilus n'avaient pas assez d'ennemis de l'autre côté. Ce sont encore les profits que l'entreprise de chaussures Borne-Sez tire des brodequins dont on chausse les soldats, l'ironie tragique dont le Dr Monteil qui pensait sauver Charles (en lui permettant d'incorporer l'armée de l'air) se découvre le jouet, enfin ces recompositions familiales dictées par les circonstances.
Quant aux scènes de boucherie sans lesquelles le tableau de la guerre de 14-18 ne serait qu'approximatif, Echenoz en ponctue son récit, sans jamais s'y appesantir. On y voit de jeunes soldats mal préparés se tirant dessus ou s'embrochant de leurs baïonnettes dans l'affolement. L'auteur s'excuse même d'avoir à revenir sur ces évocations d'une violence crue et morbide ("Tout cela ayant été décrit mille fois, peut-être n'est-il pas la peine de s'attarder encore sur cet opéra sordide et puant"). Mais il lui suffit de quelques pages saisissantes pour en dire toute l'horreur :
"C'est alors qu'après les trois premiers obus tombés trop loin, puis vainement explosés au-delà des lignes, un quatrième percutant de 105 mieux ajusté a produit de meilleurs résultats dans la tranchée : après qu'il a disloqué l'ordonnance du capitaine en six morceaux, quelques-uns de ses éclats ont décapité un agent de liaison, cloué Bossis par le plexus à un étai de sape, haché divers soldats sous divers angles et sectionné longitudinalement le corps d'un chasseur-éclaireur. Posté non loin de celui-ci, Anthime a pu distinguer un instant, de la cervelle au bassin, tous les organes du chasseur-éclaireur coupés en deux comme sur une planche anatomique; avant de s'accroupir spontanément en perte d'équilibre pour essayer de se protéger, assourdi par l'énorme fracas, aveuglé par les torrents de pierres, de terre, les nuées de poussière et de fumée, tout en vomissant de peur et de répulsion sur ses mollets et autour d'eux, ses chaussures enfoncées jusqu'aux chevilles dans la boue.
Tout a ensuite paru sur le point de s'achever : l'opacité se défaisant peu à peu dans la tranchée, une sorte de calme y revenait, même si d'autres détonations énormes, solennelles, sonnaient encore autour d'elle mais à distance, comme en écho. Les épargnés se sont relevés plus ou moins constellés de fragments de chair militaire, lambeaux terreux que déjà leur arrachaient et se disputaient les rats, parmi les débris de corps çà et là — une tête sans mâchoire inférieure, une main revêtue de son alliance, un pied seul dans sa botte, un œil."

Et puis il y a quelques morceaux d'anthologie, comme cette séquence inaugurale de l'appel à la mobilisation où, alors qu'il se promène à vélo et parvenant au sommet d'une colline, s'apprêtant à souffler enfin, Anthim embrasse du regard les grappes de villages qui résonnent uniment à l'écho assourdissant du tocsin. Point d'équilibre précaire dont il basculera pour plonger en enfer. Autre scène mémorable : ce zoom par le biais duquel un moustique se transforme en avion biplan, pour un combat aérien dont Charles et Noblès ne reviendront pas. Des pertes que l'auteur sait rendre absurdes et dérisoires en les allégeant ici de quelques notations froidement géographiques : 
"Un seul coup part alors du fusil d'artillerie : une balle traverse douze mètres d'air à sept cents d'altitude et mille par seconde pour venir s'introduire dans l'œil gauche de Noblès et ressortir au-dessus de sa nuque, derrière son oreille droite et dès lors le Farman, privé de contrôle, reste un moment sur son erre avant de décliner en pente de plus en plus verticale et Charles, béant, par-dessus l'épaule affaissée d'Alfred, voit s'approcher le sol sur lequel il va s'écraser, à toute allure et sans alternative que sa mort immédiate, irréversible, sans l'ombre d'un espoir — sol présentement occupé par l'agglomération de Jonchery-sur-Vesle, joli village de la région de Champagne-Ardennes et dont les habitants s'appellent les Joncaviduliens."

C'est bien l'impression dominante, et qui reflète si bien 14-18 : le poids dérisoire d'existences balayées, pertes qui ne s'évaluent qu'en nombre de soldats manquant à l'appel, où dans la réaction de Blanche, jeune veuve et tout nouvellement mère : "Les regrets ne servaient à rien, on n'allait pas s'éterniser là-dessus".
Loi du genre, Echenoz n'accompagne jamais longtemps ses personnages, il passe de l'un à l'autre, évitant de donner trop d'importance à des hommes qui n'en auront aucune sur le champ de bataille, dont les corps se fondront anonymement en chair à canon. Des humanités rayées de l'existence comme en témoigne la dernière partie du roman qui ne s'attache étrangement plus qu'aux bêtes, dont elle fait méticuleusement l'inventaire, espèce par espèce, des bêtes utilitaires à ces autres ennemis des poilus : rats et poux. On éprouve dès lors l'impression de circuler dans une France saignée, abandonnée aux bêtes, images définitives et post-apocalyptiques de ce qui survivrait de l'homme au sortir de cette grande lessive.
Jean Echenoz, 14, Éditions de Minuit, 2012. 12,50 €.
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