Le fait divers qui tue
L’insignifiance à laquelle notre époque nous pousse en toute circonstance n’apparaît jamais tant que dans les intérêts ridicules que veut nous faire partager la
rumeur vendeuse. Ainsi de cette coque de noix d’acier dont on a célébré à grand bruit le naufrage centenaire en tentant de nous faire croire que c’est de l’histoire, alors que ce n’est qu’un fait divers, comme le fut Pompéi, comme le furent d’innombrables accidents de chemin de fer depuis le milieu du XIXe siècle, et comme le fut ce fameux 11 septembre qui n’a même plus d’année, comme s’il était devenu un nom propre, tant les États-Unis ont réussi à faire croire au monde entier que ce médiocre massacre — sur l’échelle qui mesure le mieux l’humanité, celle du nombre des morts — aura été un ébranlement de la civilisation occidentale tout entière, simplement parce que, pour une des très rares fois de leur histoire, ils auront été attaqués sur leur propre sol, un sort qui, pourtant, n’est pas loin d’avoir été universel à l’échelle de la planète et à celle de l’histoire. Mais l’histoire, comme on sait, n’existe plus.
Triste réduction d’envergure, paradoxalement, que cette apothéose du fait divers catastrophique, celui qui s’avère toujours le plus juteux, le plus vendeur parce que c’est le plus complaisant dans l’émotion facile et l’hébétude consumériste. Un mélo en forme de pièce montée dégoulinante de bonnes intentions le transcrira aussitôt dans le monde du showbiz qui désormais nous tient lieu d’art et de culture. On frappe fort dans l’insignifiance, quand il s’agit de nier l’histoire et d’installer sur ses ruines l’exaltation postmoderne de l’homme sans qualité et de sa vie quotidienne. Comme l’arbre la forêt, l’individu cache le collectif, la nostalgie a remplacé l’histoire et l’éphémère glorifié nous interdit l’éternité de l’avenir de l’espèce.

Art de peu, culture de rien
Voyez l’art contemporain. Étonnez vous que tous ces brillants jeunes gens, tous ces incontestables créatifs mettent bien souvent tout leur talent dans le bricolage de

Je parle ici tendance, je parle ici média, je parle ici conception qu’une époque se fait de l’art qu’elle doit pratiquer, de la culture qu’elle doit promouvoir. Car il y a, certes, encore, des créateurs, des souterrains, de véritables artistes : j’en connais quelques-uns, et qui sont jeunes, et qui ont d’autres références que la culture dite « populaire », culte du vent, culture du rien qui surgit et se gonfle comme une bulle, production industrielle pour consommateur peu averti. Mais à moins que le service après-vente qui se fait passer pour de la critique ne trouve le moyen de les assimiler à quelque fait divers — cette démangeaison de présent — ils resteront confinés à l’obscurité et à la misère et nous serons privés à jamais de la lueur qu’ils auraient pu jeter sur notre obscurité collective.
Jusqu’ici l’art et la culture avaient été, de tout temps, un rassemblement imaginaire des vivants et des morts, un dialogue et même un combat entre eux, pour mieux préparer ou rêver la naissance enfin de l’homme, cette ébauche perpétuelle. Et bien sûr, l’homme, c’était à la fois tous les humains à venir et l’idée même de l’homme qui seule était éternelle. Il y avait, malgré l’ambition sans doute démesurée de ce projet, une modestie certaine dans cette façon de se voir en accoucheuse, ô Socrate !, ou en prophète, ô Jésus, fils ou non d’un dieu improbable.
L’éducation miniature, l’enseignement réduit à sa plus simple expression instrumentale et technique, l’hypermédialité et la vente urgente, tous ces signes des temps expriment, en fait, la réduction de l’envergure et des ambitions de l’individu à sa petite vie soigneusement étriquée ainsi qu’à la modestie insigne de ses rêves. Dame ! Art, Histoire, Politique, d’autres grandes choses que nous trouvons sans doute prétentieuses aujourd’hui, étaient les noms divers que portait jusqu’ici cette horreur : le projet collectif.

« There is no such thing as society », disait Margaret Thatcher. Malgré les apparences, la culture « populaire » ne dit pas autre chose et les réseaux « sociaux » entonnent le même discours.
Et vogue le Titanic…
Jean-Pierre Vidal
Notice biographique
PH.D en littérature (Laval), sémioticien par vocation, Jean-Pierre Vidal est professeur émérite de l’Université du Québec à Chicoutimi où il a

Outre de nombreux articles dans des revues universitaires et culturelles, il a publié deux livres sur Robbe-Grillet, un essai dans la collection « Spirale » des Éditions Trait d’union, Le labyrinthe aboli ; de quelques Minotaures contemporains (2004) et deux recueils de nouvelles, Histoires cruelles et lamentables (Éditions Logiques 1991) et, cette année, Petites morts et autres contrariétés, aux éditions de la Grenouillère. De plus, il vient de publier Apophtegmes et rancœurs, un recueil d’aphorismes, aux Éditions Le Chat Qui Louche.
Jean-Pierre Vidal collabore à diverses revues culturelles et artistiques (Spirale, Tangence, Esse, Etc, Ciel Variable, Zone occupée). Il a préfacé plusieurs livres d’artiste, publie régulièrement des nouvelles et a, par ailleurs, commis un millier d’aphorismes encore inédits.
Depuis 2005, il est conseiller scientifique au Fonds de Recherche du Québec, Société et Culture.
(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)
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