Ange
Je suis excitée. C’est Noël ! Encore cette année, comme l’an dernier, comme les autres années. Bientôt, plus d’ordinaire, je sortirai de la noirceur, je me ferai belle. Maman me prendra, me caressera, je brillerai. Comme je serai belle parmi les autres ! Parfois, c’est Papa qui vient, qui m’empoigne de ses grosses mains rugueuses. Je l’aime, Papa. Toujours, l’air émerveillé, il cesse les jérémiades, il me regarde, me câline, m’installe. Et sourit.
Je pourrais être heureuse, je suis belle, on m’aime. Or, un malaise me ronge. J’aurais voulu être une autre. Ange. Voilà celle que j’aurais voulu être. Depuis le début, depuis cette première fois où je l’ai aperçue. J’aimerais être à sa place, être la plus jolie, qu’on me regarde la première. Trop souvent, des étrangers entrent, ne me remarquent pas, moi, perdue parmi les autres. Ils s’émerveillent pour Ange, la complimentent. Pourquoi elle et pas nous, les autres ? Pourquoi pas moi ? Comme elle, j’aimerais être la vedette, le point d’attraction, celle de toutes les attentions. Je sais que Maman et Papa m’aiment bien. Ils me chouchoutent, comme les autres. Ils m’aiment autant qu’ils aiment Ange, je le sens. Alors, pourquoi les autres m’ignorent-ils ?
Je peine à l’avouer, mais je connais la réponse. Elle est belle, Ange. Splendide même ! Je ne peux le nier. Longiligne, moins ronde que moi, les bras étendus, la robe éclatante qui descend jusqu’à ses pieds. Elle a une certaine présence, Ange. C’est indéniable. Moi-même, je suis envoûtée. Toujours, je l’observe, je l’admire. Le jour, le soir, la nuit. Ange m’obsède, je l’envie.
Je hais me croire jalouse. Je tâche de me convaincre. Chacun son importance, chacun son rôle. Moi aussi, je contribue à la beauté de Noël. Pourtant, il y a ce vide, je ne me sens pas à la hauteur. Je rêve de sommet, d’être la préférée des invités de la maison. Chaque décembre, je suis déçue. Année après année, c’est Ange. Toujours Ange.
Enfin, Maman approche. Voilà mon tour.
Quelque chose ne va pas. Maman n’est pas la même. Une ombre assombrit son visage, obscurcit son regard. Elle me saisit, sa main tremble, des larmes roulent sur ses joues. Que se passe-t-il ? Où sont les sourires, les taquineries ? C’est Noël, Maman ! Ris ! Chante ! Danse ! Elle ne rit pas, ne chante pas, ne danse pas. Une aura de tristesse. Je ne comprends pas. Où est Papa ? Je veux voir Papa. Il ne vient pas.
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Kling-slink-slink!!! Mille morceaux roulent sur le sol. Les tessons rouges s’immobilisent sur le bois d’érable. Épars.
Maman sanglote.
Ne pleure pas, Maman. Ta préférée est heureuse. J’étais une boule parmi les autres. Je suis un ange maintenant.
© Jean-Marc Ouellet 2012
Notice biographique
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(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https://maykan2.wordpress.com/)
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